« L’exigence est immense », une année à l’Académie de l’Opéra National de Paris, avec Paul Balagué, metteur en scène

Paul Balagué, metteur en scène en résidence à l’Opéra National de Paris © Christophe Pelé / OnP

« Êtes-vous sûr de vraiment vouloir cela ? D’en être vraiment capable ? » C’est la question qu’a posé le jury de l’Académie de l’Opéra National de Paris à Paul Balagué lors du concours de recrutement de la section mise en scène, en 2017. L’assurance de Paul Balagué a dû convaincre son auditoire puisque le jeune metteur en scène s’est retrouvé embarqué durant une année dans une folle aventure, « à flux tendu », décrit-il. Il a ainsi intégré la prestigieuse Académie de l’Opéra de Paris, qui accueille une quarantaine de jeunes artistes de toutes nationalités, issus de 10 corps de métier différents, dans les ateliers et salles de répétition de l’Opéra Bastille et du Palais Garnier (Lire ici le premier épisode de notre série consacrée à l’Académie)

Pourtant, Paul Balagué l’avoue lui-même, il ne connaissait « absolument rien » ou presque, à l’opéra et à son décorum avant de se retrouver sous les fastes bigarrés du plafond de Chagall. Initié au théâtre en classe préparatoire à Toulouse, Paul Balagué suit un master puis un doctorat d’études théâtrale à l’université Paris III – Sorbonne Nouvelle ainsi qu’une formation de comédien à l’école privée Claude Mathieu. C’est la directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis (MC93), Hortense Archambault qui, après avoir vu sa pièce de théâtre Merlin adaptée de Trankred Dorst au Théâtre du Soleil, lui a suggéré de postuler à l’Académie.

Alors que l’Opéra de Paris a tiré son rideau pour les congés annuels, nous avons rencontré Paul Balagué, 28 ans, pour dresser le bilan de son année immergé parmi la foule fascinante qui oeuvre au quotidien à la bonne marche du temple des arts lyriques français.

ARRIVER A L’OPERA

Arriver à l’Opéra pour son premier jour de travail, c’est quelque chose d’incroyablement stressant et de terriblement exaltant à la fois. L’été avant mon entrée à l’Académie, j’ai tout fait pour me mettre à niveau : écouter des podcasts, me documenter, commencer à apprendre à lire la musique. Mais je ne pouvais pas m’attendre à ce qui aller arriver.

L’exigence à l’Opéra est immense. Les temporalités de création sont courtes, les coûts de production sont énormes, chaque personne est ultra-compétente. Il n’y a pas de temps pour l’errance, il faut être au présent, s’adapter constamment, être à la hauteur de l’enjeu, se montrer digne de la structure.

Tout est démesuré. Par exemple, pour la création Only The Sound Remains par Peter Sellars où j’ai été assistant, il n’y avait que très peu d’artistes au plateau. Mais une soixantaine de personnes étaient mobilisées autour du spectacle. La machine de l’Opéra, il ne faut jamais que ça s’arrête. Car les gens qui travaillent ici ont un rêve. Tout le monde rêve ici. Tout le monde sait pour quoi il travaille, pour quoi il est là. 

ÊTRE METTEUR EN SCENE EN RESIDENCE A L’ACADEMIE

Pendant cette année, je n’ai pas beaucoup dormi. J’ai été assistant sur des productions, j’ai aussi fait un stage en régie de scène, pour comprendre de l’intérieur le fonctionnement technique des spectacles, j’ai fait de la mise en place de concert qui consiste à donner aux artistes des indications scéniques pendant les récitals.

Assister à la mise en scène pour un opéra, cela consiste à noter ce que dit le metteur en scène sur les placements ou les intentions, apprendre par coeur la partition pour savoir qui fait quoi à quel moment. C’est participer à l’organisation de la production, être un relai entre les artistes et le metteur en scène. En somme, c’est engranger en permanence une masse d’informations hétéroclites et pouvoir la restituer. Je dirai que c’est aussi assurer l’ambiance au plateau, gérer la bonne marche de l’équipe, des émotions.

Si les gens s’entendent bien en coulisses, c’est palpable sur scène, le groupe rayonne, le public le perçoit. Les corps disent tellement de choses, au-delà de la performance.

Travailler dans l’envie, c’est essentiel pour moi. Ca a été le cas avec Peter Sellars. Il y avait dans sa direction quelque chose qui donnait aux gens non seulement la nécessité d’être là mais aussi celle de se dépasser, de se surprendre.

Puis, j’ai écrit et créé mon workshop de mise en scène « Et tout là-bas, les montagnes » avec l’ensemble des académiciens, en juin dernier.

ET TOUT LA-BAS, LES MONTAGNES

J’ai pensé mon spectacle de sortie de l’Académie comme à rebours des fantasmes de grandeur que l’on cultive sur l’opéra. J’ai choisi d’axer la narration sur l’intime, loin de Paris et des dorures du Palais Garnier. L’action se situe dans une petite ville paumée, dans les montagnes. C’est l’histoire de quelqu’un qui rentre dans la maison de ses parents après la disparition de ceux-ci, qui s’apprête à vendre la maison de son enfance. Un cabaret de souvenirs rythmé par un patchwork du répertoire de l’opéra américain de la fin du XXème siècle mais aussi par The Animals ou le groupe folk The Devil Makes Three.

C’est un spectacle sur le deuil, sur le chagrin. Je vais bientôt avoir 30 ans, et plus j’avance, plus je ressens la mélancolie et la joie mêlées, la saudade. C’était comme franchir une frontière pour moi, ce spectacle.

Enfin, au lieu de présenter des personnages héroïques, je voulais mettre en scène des gens ordinaires, en position de faiblesse. J’ai dirigé les chanteurs en ce sens. On leur apprend à être performatifs. J’ai voulu les pousser vers leurs fragilités, toucher à la corde sensible qui peut faire pleurer une salle. En sept minutes, dans une chanson, on a le temps de développer ça.

DEPLACER L’OPERA

Pour moi, l’opéra c’est passer par un langage sonore pour exprimer des situations. Un corps humain en train de vibrer sur scène, en direct, c’est le véhicule émotionnel le plus puissant qui existe. Par la musique on peut explorer des couches profondes de l’âme humaine, c’est l’essentiel qui en ressort, et seule la musique permet ça.

Ces vecteurs sont universels, chacun peut se les approprier mais il faut changer le spectacle vivant et les lieux dans lesquels on le présente pour aller au-devant des gens et s’adresser au plus grand nombre. Il est temps d’inventer de nouveaux dispositifs, d’investir des lieux alternatifs, des salles différentes. De s’adapter à notre époque qui est aussi celle des écrans, de la série, de l’expérience augmentée par le numérique.

Je trouve que Les Indes Galantes de Rameaux revisitées par Clément Cogitore pour 3ème scène [la scène numérique de l’Opéra de Paris NDR] est une des oeuvres les plus novatrices qui aient été imaginées à l’Opéra ces derniers années, dans le sens où elle mêle le Krump au classicisme, la contre-culture à l’institution, le tout sur un support accessible à tous.

L’AVENIR

Pour la saison prochaine, je prépare City of Dreams, un spectacle immersif et circulatoire, qui sera montée au Théâtre du Soleil avec ma compagnie En Eaux Troubles. Le spectateur aura aussi l’occasion de prolonger l’expérience de la représentation  via un site internet cartographié comprenant des court-métrages, des podcasts ou des playlists.

Dans mes spectacles, j’aime à imaginer des dispositifs immersifs, à 360 degrés. J’aime à penser qu’on peut aller boire des coups, aller au théâtre, discuter avec ses amis ou écouter un opéra dans une même soirée, dans le même espace, que la frontière du temps de la représentation soit abolie. 

J’aimerais aussi beaucoup travailler de nouveau avec certains artistes et techniciens que j’ai rencontrés à l’Académie. J’y ai fait des rencontres très fortes.

Enfin, si je pouvais monter un opéra ce serait « Tristan et Isolde » de Wagner. C’est un opéra vénimeux et sublime, qui véhicule la mélancolie la plus crasse, au plus près des sentiments.

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« Le combat c’est de se donner la possibilité d’exister » : être un jeune acteur noir ou métis en France, en 2018

Le Manifeste Noire n’est pas mon métier (Seuil, 2018) appelle à la prise de conscience du racisme latent dans le cinéma et le théâtre français

« Il y a deux ou trois ans, j’ai été appelée pour passer un casting. Il s’agissait d’interpréter une étudiante qui, pour payer ses études, travaille comme gogo-danseuse dans un bar de nuit. Je prépare le rôle et j’apprends mon texte quand je reçois un appel de la directrice de casting : « Finalement, tu ne vas pas auditionner pour le rôle. La production trouve que ça fait trop. Noire et gogo-danseuse ».

Ce récit de Léna, comédienne de 29 ans, aurait pu trouver sa place au sein du manifeste Noire n’est pas mon métier (Seuil, 2018) rédigé à l’initiative de l’actrice Aïssa Maïga. Seize comédiennes, noires et métisses, de toutes générations, y racontent sans concession les remarques humiliantes, les rejets sans appel et les aberrations sexistes suscités par la couleur de leur peau dans les milieux du cinéma et du théâtre français.

Si le manifeste fait état d’une glaçante réalité et d’un racisme systémique, qu’en est-il pour les jeunes comédiens, noirs et métis, qui s’apprêtent à entrer sur le marché du travail et à marquer une nouvelle génération ? Entre esprit de révolte face aux caricatures dans lesquelles ils ont parfois déjà été cantonnés et volonté sans appel de transcender et dépasser par leur art les questions de représentations, l’Ecole du Spectacle a rencontré des jeunes comédiens et comédiennes, âgés de 25 à 32 ans.

« Le professeur n’aime pas trop les colored-people ! »

« C’est en arrivant au Cours Florent puis au Conservatoire que je me suis vraiment rendue compte de ce que ma couleur de peau impliquait. De toute cette histoire que malgré moi je porte et de la violence, souterraine ou explicite, qu’elle véhicule ». Grace Seri a 27 ans. Diplômée depuis deux ans du prestigieux Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD) de Paris, elle se souvient avec effarement d’une séance de travail menée par l’ancien directeur du CNSAD, Daniel Mesguich, alors qu’elle était élève en première année.

« On préparait une scène où je jouais Electre. Mes partenaires étaient tous blancs – j’étais la seule noire de ma promotion – et Daniel Mesguich s’est soudain exclamé : « J’ai une idée incroyable, on va tous vous peindre en noir, sauf Grace bien sûr ! ». J’ai demandé à mes camarades de me retrouver après le cours d’interprétation et je leur ai annoncé que je ne continuerais pas à travailler dans cette direction. Je ne suis pas parvenue à leur expliquer le pourquoi du comment, j’avais du mal à mettre des mots sur ce qui venait de passer. »

Lymia Vitte, 29 ans, comédienne fraîchement sortie de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Paris (ESAD) garde, quant à elle, un souvenir amer d’une audition pour entrer dans un conservatoire d’arrondissement parisien, en 2010.

« Comme cela se fait souvent dans les concours, le président du jury a demandé aux postulants quels autres conservatoires ils avaient tentés. Quand est venu mon tour et que j’ai indiqué que je n’avais pas été retenue dans un certain conservatoire, il s’est exclamé en riant : « c’est normal, le professeur n’aime pas trop les colored people ! ». Il a dit ça devant tout le monde, sur le ton de la blague, je n’ai rien pu répondre. ».

« Au théâtre, presque jamais de comédiennes noires »

Autant d’instants de racisme ordinaire qui ont marqué la formation professionnelle de ces jeunes actrices. Autant de violences latentes qui sont parfois venues questionner leur désir de se positionner dans un milieu professionnel où les visages et les corps frappent par leurs similitudes.

« Quand j’allais au théâtre, je ne me sentais pas représentée, je ne voyais presque jamais de comédiennes noires, confie Maroussia Pourpoint, 27 ans, sortie en 2017 du CNSAD. « J’ai mis près de quatre ans à me décider à passer le concours du Conservatoire, j’avais la sensation que ce n’était pas pour moi, le théâtre subventionné, que je n’y avais pas ma place ».

Mazarine* ( le prénom a été changé), 25 ans, a été surprise qu’on lui fasse publiquement remarquer qu’elle était la première étudiante noire recrutée par la nouvelle direction d’une école nationale d’art dramatique. « C’était une phrase assez intrigante pour moi, pour commencer une scolarité ». Tout au long de ses études, Mazarine a d’ailleurs été très attentive aux rôles dans lesquels on l’a distribuée.

« Durant un atelier, on m’a donné le rôle principal Il s’agissait d’une femme adoptée, qui précisait dans une phrase qu’elle n’était pas blanche. Ca m’a beaucoup questionnée et ça m’a renvoyée à la question de ma légitimité. M’avait-on donné ce premier rôle parce que j’étais la seule noire de la promotion, pour justifier la dramaturgie, ou parce qu’on avait confiance en mes capacités d’actrice pour le défendre ? ».

« Il faut être noir pour rentrer au Conservatoire »

Si Mazarine a parfois trouvé « complexe » d’être la seule noire de sa classe, elle a depuis la certitude que « les choses sont en train de bouger ».  Et notamment, dit-elle, « grâce aux classes préparatoires qui contribuent à ce qu’il y ait plus de représentations sur scène qu’on y voit davantage de visages et de personnalités, porteurs d’une autre parole ».

En effet, depuis le début des années 2010, certaines écoles supérieures d’art dramatique – comme le Théâtre National de Strasbourg, la Comédie de Saint-Etienne ou l’Ecole Supérieure de Théâtre Bordeaux Aquitaine – proposent des dispositifs d’égalité des chances et des classes préparatoires gratuites dans le cadre de leurs très sélectifs concours d’entrée.

« Le Conservatoire est beaucoup plus représentatif de la société depuis que les dispositifs d’égalité des chances ont été mis en place et que Claire Lasne-Darcueil est arrivée à la direction, remarque Maroussia Pourpoint, qui fait partie de la première génération de diplômés recrutés par la directrice du CNSAD. « Avant, quand on regardait les trombinoscopes des anciennes promotions, c’était plutôt « un noir pour faire quota », aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas ».

Une ouverture affichée et médiatisée du recrutement qui a parfois été des plus déboussolante pour les candidats racisés.

« Quand je passais les concours, j’ai eu droit à des réflexions comme « oh toi, tu as toutes tes chances parce qu’il y a des quotas », confie Lymia. « J’ai récemment entendu des candidats recalés dire « de toute façon pour rentrer au Conservatoire, il faut être noir ou pauvre », ce qui n’est vraiment pas agréable, ajoute Maroussia. « Quand j’ai passé le concours pour entrer dans mon école, les autres postulants me demandaient si je venais de la classe préparatoire, alors que ce n’était pas le cas, se souvient Mazarine.

« Mais quoi qu’on pense de ces dispositifs, le plus important, c’est que le plus grand nombre possible de candidats y aient un libre accès, qu’ils travaillent d’arrache-pied pour être admis et qu’ils sachent ce qu’ils valent. », précise Mazarine.

Une affirmation que confirme Illyas (le prénom a été changé), récemment diplômé du CNSAD et membre du jury du concours. « Aucun candidat reçu au Conservatoire n’est admis par hasard, affirme t-il. Ce qui est reconnu en premier lieu, c’est le talent, c’est le désir

Dans son jeune parcours professionnel, sa couleur de peau n’a pas été un obstacle pour Illyas. « Pour moi la question n’est pas quel rôle tu vas pouvoir jouer mais plus qu’est ce que tu vas lui apporter avec ta singularité. Le fait d’être métis est pour moi davantage une chance qu’un handicap, au théâtre du moins. »

« Représenter des minorités »  

Un point de vue qui n’est pas celui de Lymia Vitte : « Ma scolarité à l’ESAD s’est très bien passée, c’est au moment de passer des auditions, en troisième année, que je me suis dit, tu es femme, tu es métisse et tu veux faire ce métier ? Ca va être plus compliqué que prévu !»

« Cherche jeune comédienne noire ». Une annonce qui lui a permis dans un premier temps d’être plus spécifiquement repérée pour passer ces auditions. Mais souvent pour les mêmes types de rôles.

« On me propose des rôles qui sont spécifiquement adaptés à ma couleur de peau. Ou des rôles écrits par des auteurs francophones africains parce qu’il faudrait forcément une distribution noire, observe t-elle. C’est le serpent qui se mord la queue : on veut diversifier les scènes théâtrales mais on est souvent choisis pour représenter des minorités ».

Car, pour cette nouvelle génération d’acteurs, l’enjeu est bel et bien d’accéder aux mêmes rôles que les comédiens caucasiens, notamment dans le répertoire classique. « Les metteurs en scène ne pensent pas de façon naturelle que Roméo ou Juliette pourraient être noirs, déplore Maroussia Pourpoint. En tant que comédienne c’est parfois décourageant de regarder le paysage théâtral français, on se dit qu’on ne correspondra jamais

Grace Seri, pour sa part, porte une attention extrême aux rôles qu’on lui propose,  quitte à refuser du travail.

« Je ne nie pas ma couleur de peau mais ce qui me tient à coeur c’est de parler du monde. Je ne veux pas être désignée uniquement comme une actrice de théâtre politique, je veux avant tout véhiculer de la poésie. et la poésie n’a pas de couleur » affirme t-elle.

Dans ce combat, Grace Seri a remporté des victoires. Lors d’une rencontre avec le public à la suite d’On purge bébé de Feydeau, une enseignante s’est interrogée sur le choix du metteur en scène d’avoir engagé une actrice noire. « Georges Lavaudant, le metteur en scène, a répondu du tac au tac : « parce que, comme vous l’avez vu, elle est extrêmement douée. Il n’y a aucune autre question à se poser ».

« La jeune première et la racaille »

Si les jeunes acteurs interrogés partagent l’idée qu’il est plus facile de trouver sa place dans l’univers théâtral, « plus humain », tous portent un regard tranché sur le cinéma et ses stéréotypes sclérosants.

« Toi, ton problème c’est qu’on ne sait pas dans quelle case te mettre, racaille ou jeune première ? Je te conseille de t’orienter vers la racaille, si tu veux faire du cinéma en France ».

C’est ce qu’un réalisateur a appris à Maroussia Pourpoint lors d’une formation au cours Florent. Sans oublier le rôle intitulé « petite beurette en survêt’ » pour lequel elle a auditionné il y a deux ans.

« On est avant tout appelés pour la couleur et c’est très frustrant confirme Léna, qui a passé de nombreux castings en France. « Comme je suis métisse, je comprends souvent que je suis trop foncée ou pas assez noire pour les rôles ».

« En huit castings, j’ai auditionné pour cinq rôles de voyou, deux rôles de footballeurs et un rôle d’immigré » énumère Kendrick  (le prénom a été changé), 32 ans, comédien à Paris. On m’a souvent dit que, si je voulais tourner, il fallait que je « sorte mon coté guetto », que j’étais trop calme, que je m’exprimais trop bien. Alors que ce n’est pas absolument pas ma nature de comédien. »

« Faire entendre une autre voix »

Pour travailler dans le cinéma, Kendrick a donc décidé de passer de l’autre côté de la caméra. « Mon aigreur face à ce milieu, je l’ai transformée en rage puis en motivation pour écrire des scénarios » dit-il. Son projet de long-métrage met en scène un héros noir et sa famille. Si Kendrick s’attaque désormais au monde de la production audiovisuelle – « un producteur m’a récemment dit lors d’un rendez-vous qu’il y avait trop de noirs sur le visuel de mon projet » – il est déterminé à bousculer les représentations racisés dans le cinéma français.

Tout comme Maroussia Pourpoint qui a commencé à écrire, mettre en scène et enseigner en parallèle à sa jeune carrière de comédienne.

« Je veux être un modèle pour la jeunesse, je veux montrer que c’est possible d’y arriver, affirme celle qui a créé un spectacle autour de Joséphine Baker. Il y a tout un système à changer dans le cinéma et le théâtre français et j’espère y contribuer en faisant entendre une autre voix ».

Face au manifeste Noire n’est pas mon métier, les jeunes comédiens interrogés font part de leur adhésion à voir ces enjeux cruciaux pour leur carrière enfin portés sur la sphère publique. « Je suis optimiste pour l’avenir, j’ai confiance en ma génération d’étudiants. Mais je veux rester vigilante, affirme Mazarine. Il est hors de question que je sois cantonnée à mon physique, ça met dans des peines atroces. Il est aussi de la responsabilité des autrices, des auteurs et des scénaristes de nous laisser faire notre métier et non notre plaidoirie. »

« Je pense que les choses sont en train de changer, confirme Grace Seri. Le Manifeste Noire n’est pas mon métier, je n’ai pas pu le lire jusqu’au bout, c’était trop dur d’être confrontée à cette violence que je vis de façon frontale. Mais ça m’a remis face à mon objectif, à pourquoi je fais ce métier. Je veux d’un jour, une petite fille puisse allumer la télé et qu’elle puisse se reconnaître, se projeter, rêver. Il faut qu’elle puisse se dire qu’elle existe. Le combat, c’est ça, c’est se donner la possibilité d’exister ! ».

« Je cherche à créer une nouvelle forme de poésie », Sébastien Palluel, étudiant à l’école 42 et artiste-codeur

Extrait de Vibration, oeuvre visuelle générée par un algorithme

Sur l’écran, un organisme orangé se dilate, se multiplie et s’étiole avant de disparaître dans un vrombissant tourbillon de pixels. Il laisse place à un ciel noir de jais où palpite en arythmie une aveuglante boule de lumière. Postés à coté de l’écran de projection, l’artiste-codeur Sébastien Palluel, 25 ans et et les musiciens Boris Haladjian et Thibault Csukonyi, 29 et 30 ans, ont les yeux rivés sur leurs ordinateurs. D’un clic, ils dialoguent en direct avec leur oeuvre visuelle, qui évolue en temps réel face au spectateur, en fonction du son que les comparses diffusent.

Bienvenue dans « Vibration », installation audiovisuelle immersive, entièrement générée par des lignes de code, qui sera présentée le 12 mai prochain au Musée national des arts asiatiques-Guimet, à Paris dans le cadre de la semaine d’exploration sonore Cosmophonia.

Passionné par les interactions entre le son et l’image, Sébastien Palluel a imaginé une application capable de créer des visuels selon la « plastique sonore » qu’elle perçoit. S’appuyant sur une narration élaborée au préalable, l’algorithme créée de façon autonome des images, en réagissant aux intensités du son diffusé dans la pièce. Un « art génératif » donc, à l’ère où le cinéma et la musique expérimentales flirtent avec la révolution numérique et ses infinies possibilités. « Une nouvelle forme de poésie » selon Sébastien Palluel, passionné de cinéma et actuellement étudiant à l’école de développeurs informatiques 42.

Qu’est-ce qui vous a mené à l’art génératif ?

J’ai un parcours assez atypique. J’ai fait une classe préparatoire littéraire option cinéma puis j’ai étudié le cinéma expérimental et la musique assistée par ordinateur en master à l’Université Paris VIII. Il m’a très vite semblé que le montage en cinéma était trop figé, trop réducteur. J’ai eu envie d’expérimenter un médium où le son et l’image seraient en symbiose, de faire résonner les arts en correspondance et en synergie. Le numérique permet de renverser ces frontières. Je me suis donc initié en autodidacte au code et à la programmation.

Une fois mon master terminé, mes amis m’ont conseillé de tenter la « piscine » [le concours d’entrée à l’école 42, NDR ] que j’ai réussie en 2016. Si l’école 42 ne me sert pas directement dans ma pratique artistique, j’y trouve une grande liberté et une interaction précieuse avec les autres élèves.

Dans « Vibration », l’oeuvre que vous proposez, savez-vous à l’avance ce qui va se produire ?

Avec les musiciens et sound-designers Boris Haladjian et Thibault Csukonyi, nous définissons au préalable une trame narrative et sonore pour nos pièces. Pour « Vibration », nous nous sommes inspirés du  « Bardo Thödol», le livre des morts tibétains, pour proposer au spectateur un voyage immersif et contemplatif. Nous avons notamment puisé dans les archives sonores du Musée Guimet pour créer notre bande originale. Il y a donc un dispositif de base qui est minutieusement programmé – un processus très chronophage car il nous a fallu plus d’un an pour créer quarante minutes de performance.

Cependant, comme une partie de l’oeuvre est générée en direct par des algorithmes, nous ne pouvons jamais savoir à l’avance à quoi elle va ressembler. En fonction de l’intensité sonore que nous diffusons, les formes ne sont jamais les mêmes. L’image se modifie en temps réel.

En définitive, ce qui me plait le plus, c’est ce dialogue entre les performeurs, l’oeuvre et le spectateur. C’est finalement comme un « bœuf » en jazz : on pose des bases esthétiques avec les musiciens et on improvise.

Extrait de Orphism, la dernière création du collectif TRDLX dont fait partie Sébastien Palluel 

Dans cette interaction en direct avec le public et votre application, qu’est ce qui vous interpelle ?

Les logiciels permettent de créer une forme de poésie nouvelle. Ce sont des nombres et des variables que l’on manipule. Des données que l’on affine et qui permettent de rendre l’image digeste et parfois incroyablement esthétique. On ne sait jamais ce qui va arriver de façon précise. J’aime comparer ce processus artistique à la théorie du chaos qui régit la nature. En art génératif aussi, l’harmonie vient du chaos, on se laisse surprendre par des hasards plastiques, rien n’est linéaire.

Et, paradoxalement, utiliser cet outil pour créer une oeuvre d’art permet aussi de se libérer de certaines angoisses liées à la technologie.

Quelles angoisses ?

Vous savez, on dit souvent que ce sont ceux qui sont les mieux formés en matière de nouvelles technologie qui sont les plus inquiets ! J’ai la sensation de vivre une période où tout va si vite en terme d’avancées technologiques : le transhumanisme, l’intelligence artificielle, le flux continu d’information éparses… On a parfois l’impression que l’humain ne pourra plus suivre ce cycle du progrès.

En utilisant des logiciels pour créer un espace de méditation et de contemplation, un instant où le temps s’arrête, j’aime à penser que c’est un processus cathartique, quelque chose de curatif.

On ne peut pas aller contre la technologie mais on peut l’utiliser pour transcender les peurs qu’elle génère.

Vibration, performance proposée à l’auditorium du Musée Guimet, le samedi 12 mai à 16h30, 6 place d’Iéna, 75116 Paris. 

Jean Chevalier, nouveau pensionnaire de la Comédie-Française : « Je rêvais de devenir footballeur »

© Stéphane Lavoué, coll. Comédie-Française.

Il ne pensait vraiment pas faire ça. Comédien. C’était pas son rêve de gosse. Jusqu’à ses quatorze ans, Jean Chevalier se destinait à devenir footballeur. Au centre de formation du club de l’Estac, à Troyes (Aube), le gamin en culottes courtes et chaussettes hautes occupait le poste d’arrière-latéral. « Le foot, je ne pensais qu’à ça, mais j’ai fini par me faire virer du centre, je ne supportais pas la pression pendant les gros matchs, je ne prenais plus de plaisir ».

Pourtant, dix ans après les heures d’entrainement sur les pelouses détrempées, c’est un  match d’envergure que se doit de jouer Jean Chevalier. Dans un autre genre de stade et sans sifflets de supporters pour accompagner ses premières passes. Le jeune homme de vingt-quatre ans vient de signer son contrat de pensionnaire de la Comédie-Française. En ce mois d’avril, il fait ses débuts salle Richelieu dans l’Eveil du printemps du dramaturge allemand Frank Wedekind.

Conquérir Paris

« Une belle revanche » estime cet acteur au visage lunaire et au regard doucement naïf. « Dans le foot, la fragilité te perd tout de suite, au théâtre, il faut la travailler, la développer, même ». Jean Chevalier découvre le théâtre peu après avoir raccroché ses crampons. Le cousin Théo jouait « le lapin rose d’Alice au Pays des Merveilles » dans une salle champenoise. « J’ai trouvé ça incroyable. Pendant la représentation, il y avait la plus jolie fille du village qui riait, qui riait. J’ai eu envie de faire ça ». Jean Chevalier intègre le conservatoire de Troyes et, accompagné de l’ami Théo, rejoint un cabaret avec lequel il se produit dans « toute la Champagne-Ardennes ».

«C’était une époque merveilleuse, se souvient-il. La semaine, j’allais au lycée et les week-ends on jouait devant 300 personnes».

A 18 ans, les apprentis comédiens Jean et Théo se jettent à corps perdu dans la sempiternelle bataille aznavourienne pour conquérir Paris – et se voir qui sait, à leur tour, en haut de l’affiche. L’Ecole des Variétés (aujourd’hui fermée), le Cours Florent puis le prestigieux Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique accueillent les pérégrinations de ce  jeune Rastignac des planches. Et quand l’éclat de la ville-lumière est trop éblouissant, Jean Chevalier se réfugie dans l’obscurité du poulailler de la Comédie-Française. Muni d’une place à 5 euros, « à visibilité réduite » il apprend par coeur le nom de tous les artistes de la troupe et découvre, subjugué, Michel Vuillermoz dans le rôle de Cyrano. « J’étais fasciné par son humanité au plateau, il incarnait à la fois la tendresse et la puissance ».

« Une étrange démarche »

Au Conservatoire de Paris, Jean Chevalier rencontre « de magnifiques camarades de voyage » et apprend à son corps d’ancien sportif à « faire preuve de souplesse », à faire fi de la performance pour trouver son « organicité ». Il se souvient tout particulièrement d’un voyage à Moscou, avec sa promotion, et de la découverte de la méthode russe. « Les enseignants criaient sur les élèves pendant les exercices physiques en leur demandant de sourire même s’ils avaient mal. Je crois que ça m’a plu, cette idée de  forger le mental pour transformer la douleur en plaisir », se souvient-il. C’est au Conservatoire, toujours, que Jean Chevalier croise la route de Clément Hervieu-Léger. Le sociétaire français dirige un atelier de fin d’année et encourage le jeune homme à postuler aux auditions de la Comédie-Française. On chuchote en effet que la maison de Molière cherche à recruter de jeunes comédiens pour agrandir sa troupe en perpétuelle recomposition.

Jean Chevalier est reçu. Une nouvelle vie s’annonce, au sein de cette singulière « ruche » théâtrale. C’est toujours sous le regard « subtil et passionnant »  de Clément Hervieu-Léger qu’il jouera le rôle d’Otto dans l’Eveil du Printemps. Pour célébrer son entrée dans la troupe, Jean Chevalier a pu participer à l’hommage à Molière, cérémonie où tous les comédiens du Français récitent leur tirade favorite du tutélaire dramaturge. Lui qui ne jure que par le collectif et l’esprit d’équipe a voulu se présenter à ses nouveaux camarades à sa manière. Il a choisi cette réplique mi-effrayée, mi-téméraire de Dorimène dans Le Bourgeois Gentilhomme :

« Je fais encore ici une étrange démarche, de me laisser amener par vous dans une maison où je ne connais personne. »

 « Cette réplique, je l’ai répétée encore et encore, pendant des heures, s’amuse le nouveau venu. Je faisais du crayon [exercice d’articulation consistant à se placer un crayon entre les dents afin de muscler la diction NDR] pour être sûr de la prononcer parfaitement. Et bien évidemment, une fois sur scène, j’ai bégayé. Mais c’était fait ! » 

En attendant d’habiter pleinement cette nouvelle maison – sa loge,  qu’il partage avec son ancien professeur Nazim Boujenah, est encore vide – Jean Chevalier rêve. De pouvoir un jour endosser à son tour le rôle de Cyrano – « j’aime le fait d’être dans l’ombre mais d’être aimant, c’est une telle sublimation du manque de confiance en soi ». Ou de se lancer dans le cinéma, art dont il est un fanatique compulsif.

Mais, il le sait bien, il faudra d’abord entrer dans l’arène. Et, le jour de la première, Jean Chevalier n’était pas tout à fait en terrain inconnu. Son ancien professeur et désormais metteur en scène, Clément Hervieu-Léger, lui a concocté une tendre surprise. C’est un ballon aux pieds que Jean Chevalier fait ses premiers pas sur la vénérable scène de la Comédie-Française. « Ben oui, pour mon entrée, je joue au foot, je dribble ! » 

L’Eveil du printemps, du 14 avril au 8 juillet 2018 à la Comédie-Française (salle Richelieu)

« Nous sommes des athlètes », Farrah El Dibany chanteuse à l’Académie de l’Opéra de Paris

UNE SAISON A L’ACADEMIE DE L’OPERA DE PARIS (EPISODE 1/3 – FARRAH)

@Alfheidur Gundrunsdottir

On la rencontre une première fois en février 2018, dans les méandres labyrinthiques des 14 étages de l’Opéra Bastille, à Paris. On entend d’abord sa voix mezzo-soprano qui s’échappe de la porte capitonnée d’un studio de répétition. Puis, on aperçoit une grande silhouette mince dans un jean brut, grignotée par une cascade de cheveux noirs. Pour son 29ème anniversaire, Farrah El Dibany, comme chaque jour ou presque de sa vie, chante. Debout près du piano, sous le regard attentif de sa répétitrice, elle s’envole dans les aigus. « Be careful with the crescendo, la voix doit passer au-dessus de toi » l’enjoint son enseignante. Farrah secoue la tête, ouvre grand les bras et continue, inlassablement, d’explorer les nuances subtiles du répertoire lyrique de Gustav Mahler.

Farrah El Dibany, née à Alexandrie en Egypte, est depuis deux ans intégrée à l’Académie de l’Opéra national de Paris. Ils sont ainsi 41 jeunes artistes et artisans issus de 10 corps de métier différents à bénéficier de cette immersion exceptionnelle au sein de la prestigieuse maison. Recrutée sur concours – près de 400 dossiers pour 12 places parmi les chanteurs – Farrah enchaine les récitals, les séances de coaching personnalisées et les participations aux différents événements qui rythment la saison de l’Académie.

Ce mois de mars 2018 marque d’ailleurs le spectacle de ces talents issus du monde entier. Les jeunes musiciens, chanteurs, chefs de chants, maquilleurs ou costumiers se sont mobilisés pour présenter Kurt Weill Story, du 17 au 24 mars 2018, dirigés par la metteuse en scène Mirabelle Ordinaire, académicienne en 2015-2016. L’occasion de retrouver Farrah au sortir d’une répétition, une tasse de thé entre les mains – « il faut garder la voix chaude, toujours » : 

L’Opéra

Je me demande parfois, pourquoi je fais ça. Enfin, je veux dire, pourquoi on chante des opéras. Je crois que c’est parce que c’est vivant, oui. Ca doit être ça. C’est vivant. Le sentiment d’être sur scène, de chanter, c’est tellement addictif.

L’Académie

J’ai commencé le chant lyrique à 14 ans, à Alexandrie en Egypte, avant de faire des études en Allemagne [à l’Académie de musique Hanns-Eisler de Berlin puis à l’Université des arts de Berlin NDR]. J’ai passé le concours pour entrer à l’Académie de l’Opéra de Paris en 2016. L’Académie, c’est très prestigieux, d’un très haut niveau. Et c’est moderne, aussi. C’est ça qui m’a donné envie. C’est ma deuxième année ici et je dirais que l’ambiance est très familiale. On passe tout notre temps ensemble, avec les autres artistes de l’Académie. On vient du monde entier, on se connaît tous.

Il y a aussi l’opportunité de rencontrer de grands chanteurs, des solistes incroyables qui viennent se produire à l’Opéra. Si tu as le courage, tu peux aller leur parler et leur demander de te faire travailler.

Garder sa voix

On est des athlètes. Il faut tout faire pour garder notre voix, pour la garder le plus longtemps possible. Jusque soixante ou soixante-cinq ans. C’est de l’endurance. Pour ça, j’ai des règles de vie. J’ai besoin de beaucoup de sommeil, neuf à dix heures par nuit. Je ne bois pas, je ne fume pas, je ne mange jamais épicé – ça brûle les cordes vocales. Et le pire, c’est de parler. C’est même pire que l’alcool, de parler. Il faut éviter les endroits trop bruyants, où l’on pousse la voix dans les discussions. Alors, les jours de représentation, j’essaie de parler le moins possible, comme ça, tout doucement…

Kurt Weill, Carmen et Dalida

J’adore travailler Kurt Weill. Ca se rapproche d’un répertoire que j’aime. Celui des comédies musicales. J’en ai beaucoup chanté. La Belle et la Bête, Chicago… Et puis Dalida. Dalida, vous savez, c’est mon idole. Quand elle chante, elle est tellement théâtrale, dans chacun de ses mots, dans chacun de ses gestes. Elle sait comment emmener le public avec elle sur scène. J’ai chanté « L’histoire d’un amour». Vous pouvez trouver la vidéo, sur ma chaine YouTube.

Mon rôle rêvé c’est Carmen. Je l’ai déjà chanté. Mais je voudrais l’interpréter encore et encore. Je suis en extase quand je chante ce rôle.  Carmen… Elle a cette liberté, cette façon de vivre le moment, de faire ce qu’elle veut, même dans sa mort. Est-ce que je lui ressemble ? Peut-être… En tout cas, dans tous mes rôles, j’essaie de chercher Carmen. Je pense que dans chaque femme, il y a une petite Carmen… 

Pas de selfies dans les loges

Pour se faire connaitre aujourd’hui dans le milieu, les réseaux sociaux c’est obligatoire. Il faut avoir un site, un compte Instagram… Moi, je les utilise mais uniquement de façon professionnelle. Il n’y a pas longtemps, j’ai tourné une publicité sur les toits de  l’Opéra. Ca je l’ai partagé. 

Mon compte Instagram est privé, par contre. Je n’aime pas trop la façon qu’ont certains artistes de se mettre en scène en permanence. Je ne suis pas du genre à faire des selfies dans les loges !

Habiter dans sa valise

La vie que je m’apprête à mener est une vie de voyages. Ca me va, j’adore voyager ! Il faut se préparer à vivre dans les aéroports, à habiter dans sa valise. J’aimerais bien garder Paris comme camp de base. Je me sens chez moi ici. Je n’en ai pas vraiment fini avec Paris !

Si je parle des langues étrangères à part le français et l’arabe ? Et bien l’anglais, l’allemand, l’italien, je les parle couramment. Je maîtrise aussi un peu le grec et l’espagnol. Et je chante souvent en russe.

Débuter dans la lumière

L’année prochaine, je reste à l’Académie pour une nouvelle saison. Ce sera ma dernière chance de perfectionner ma technique, de régler ce qui doit encore l’être. Je veux profiter à fond de l’Académie, il y a de beaux projets. Comme d’aller en résidence au Bolshoï à Moscou et de se produire là-bas.

En même temps, je dois commencer à chercher un agent. Un agent c’est indispensable pour faire une carrière de soliste. C’est eux qui te dirigent vers les auditions. C’est une des premières questions que l’on te pose dans le milieu de l’opéra. « Vous avez un agent ?». Il faut que ce soit quelqu’un qui ait une bonne réputation et surtout que ce soit une personne saine. C’est-à-dire une personne qui ne te force pas à chanter quand tu es malade par exemple. 

Et ensuite… Ensuite j’espère intégrer une troupe en Allemagne ou commencer une carrière de soliste, en free-lance. On verra bien ce qui se présente !

Kurt Weill Story, jusqu’au 24 mars 2018, Opéra Bastille, place de la Bastille, 75012, Paris

Egalité femmes/hommes dans la musique actuelle : « tout passe par la formation »

La chanteuse Juliette Armanet consacrée « Album révélation » aux Victoires de la Musique 2018 (capture d’écran YouTube)

Elles s’appellent Camille, Juliette Armanet, Fishbach ou Angèle et la saison musicale 2018-2019 ne se fera pas sans elles. Cette nouvelle génération de chanteuses, âgées de 39 à 22, semble prouver que la relève de la musique actuelle se conjugue dorénavant au féminin. Pourtant, le secteur des musiques actuelles et du jazz est loin d’être des plus paritaires. A titre d’exemple, parmi les compositeurs inscrits à la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) en 2015, 8% seulement étaient des compositrices. En 2016, seulement 10% des scènes de musiques actuelles étaient dirigées par des femmes tandis qu’en 2012, les enseignantes en musiques actuelles en conservatoire représentaient 13% des effectifs (et 4% dans les Conservatoire à Rayonnement Régional).

Un état de fait qui se forge dès l’apprentissage, du choix de l’instrument de musique à l’orientation professionnelle, selon Natasha Le Roux, artiste et enseignante au conservatoire de Pierrefitte-sur-Seine (93). Cette musicienne est coordonnatrice au sein du pôle Musiques Actuelles de HF Île-de-France, une association qui milite pour l’égalité entre les sexes dans la culture. Depuis 2016, HF a lancé la « saison Egalité Musiques Actuelles » afin de sensibiliser les structures franciliennes à ces questions, des salles de concert aux lieux de formation. Un seul objectif pour Natasha Le Roux : que les musiciennes de demain « trouvent du travail et vivent de leur art, à égalité avec les hommes ».  

Quel rôle l’enseignement des musiques actuelles joue dans l’inégale féminisation du secteur ?

On s’aperçoit que les musiques actuelles et le jazz sont les deux secteurs les plus discriminants parmi toutes les professions artistiques. Néanmoins, ces inégalités sont encore difficiles à mesurer du fait du faible nombre de statistiques disponibles.

On peut dire qu’il y a un vrai échec des lieux d’enseignements à mener de façon égalitaire les filles et les garçons vers ces métiers. Il faut que les structures d’enseignement privées et publiques se questionnent sur ce sujet.

Les départements de musiques actuelles dans les conservatoires sont très récents – ils sont en train d’ouvrir dans un certain nombre d’établissements. Il y a eu et il y a toujours une absence de structuration des études des musiques actuelles dans les conservatoires. Or, l’enseignement public garantit pour les musiciennes des grilles d’évaluation équitables et des processus de sélection moins arbitraires que dans le privé. Partout où il y a des diplômes, il y a plus d’égalité hommes-femmes. 

Le secteur des musiques actuelles est-il l’objet de stéréotypes qui peuvent rebuter les jeunes femmes dans leurs choix d’orientation ?

L’image que l’on se fait des musiques actuelles correspond au XXème siècle. Une esthétique, des narrations musicales et des narrations textuelles façon « sexe, drogue et rock’n roll ». Cela a été vrai dans les années 1970 où l’on développait des valeurs et des esthétiques très viriles. Aujourd’hui, les musiques actuelles ont changé, elles ne se cantonnent plus au trio « guitare, basse, batterie ». Les esthétiques se développent : on peut observer l’essor de la musique électronique et les nouvelles narrations qui se mettent en place. Mais si les esthétiques changent, la mentalité demeure figée dans cette idée de transgression virile, qui n’en est plus une aujourd’hui.

Le géographe spécialiste du genre Yves Raibaud a démontré que les activités de jeunesses qui tournent autour des musiques actuelles sont les nouveaux lieux de la construction de la virilité et de la masculinité. Que ce soient les studios de répétition, les salles de concert ou les festivals. Outre le fait qu’ils excluent les femmes, ils sont des lieux de reproduction et d’accentuation des stéréotypes de genre. Et cela se perpétue dans le monde professionnel : entre 1984 et 2016, seules 4 femmes sur 48 lauréats ont remporté la Victoire de la Musique du meilleur album.

Quel rôle peuvent alors jouer les lieux d’enseignement vers davantage d’égalité ?

Ce que l’on préconise chez HF, c’est avant tout la formation. Il faut que les structures publiques développent un enseignement des musiques actuelles opérant et attentif à une égalité de ses effectifs. Cette égalité passe aussi bien par une mixité des élèves mais aussi des enseignants. La première règle pour avoir des étudiantes en musiques actuelles, c’est d’obtenir une mixité des équipes enseignantes ! C’est important de pouvoir se projeter dans une carrière et d’avoir des modèles.

De la même façon, il faut que les lieux de formation intègrent le matrimoine dans leurs contenus pédagogiques ou même dans les visuels qui décorent les salles d’apprentissage. Quand on voit uniquement des compositeurs affichés au mur, ça n’aide pas les petites filles à se dire qu’il y a toujours eu des musiciennes et des compositrices dans l’histoire de la musique.

Enfin, en tant qu’enseignant, il faut apporter aux étudiantes un regard objectif sur le métier. Ne pas idéaliser le secteur comme le fait une émission comme The Voice qui donne l’idée que tout le monde peut réussir. Il faut que les jeunes musiciennes développent leur autonomie artistique. Qu’elles se blindent de diplômes, qu’elles maîtrisent le maximum d’instruments et qu’elles sachent composer. Il ne faut pas seulement être chanteuse, il faut pouvoir s’imposer sur le plan artistique dans le monde professionnel.

En février dernier, la chanteuse et compositrice Juliette Armanet a remporté le prix de l’album révélation aux Victoires de la Musique 2018. Est-ce justement un espoir pour toutes les nouvelles générations d’artistes et musiciennes ?

C’est le signe d’un changement pour plus de mixité. Cette année, 46 festivals de musique dans le monde viennent d’ailleurs de s’engager à une programmation paritaire et la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, vient de présenter son plan pour l’égalité femmes-hommes dans la culture. Des sanctions vont enfin tomber, ce qui fait que les maisons de disques qui ont peu de femmes dans leur catalogue vont enfin développer des carrières d’artistes femmes. Des musiciennes talentueuses il y en a toujours eu, mais pour faire carrière dans ce milieu ce qui compte c’est aussi le nombre de gens qui investissent sur votre projet et la compétence de votre entourage. C’est tout aussi déterminant.

Après, il ne faut pas que les femmes en tête d’affiche soient l’arbre qui cachent la forêt ! La parité sur un plateau, c’est aussi de voir combien de femmes sont techniciennes ou instrumentistes.

Justement, le choix de l’instrument est souvent sexué et il est rare de voir une femme à la batterie dans les concerts de musiques actuelles ou de jazz…

Cela fait partie des préconisations d’HF en faveur de l’enseignement des musiques actuelles. Les découvertes instrumentales doivent être généralisées.

Il n’y a pas d’instrument qui soit masculin ou féminin, c’est un cliché à enlever de la tête des parents. Les petites filles au piano et au violon et les petits garçons à la trompette et à la batterie ce n’est plus possible !

Désexuer les instruments dès l’éveil musical c’est garantir pour ceux qui feront le choix de la musique dans leur orientation professionnelle de travailler ensuite dans une vraie mixité. De jouer et de collaborer ensemble dans une camaraderie saine et active.

Ronan Ynard, premier YouTubeur théâtre

« Bonjour à tous, nous sommes le 15 septembre, il est presque 19h, le marathon Jan Fabre, de 24 heures, va bientôt commencer. [… ] Donc voilà j’ai pris des bananes, des gâteaux, de l’eau… Du dentifrice, j’ai pris du dentifrice ! ».

Face à sa caméra virevoltante, à quelques pas du grand hall de La Villette à Paris, Ronan Ynard filme son expérience de spectateur pour sa chaîne YouTube.

Sur cette vidéo visionnée plus de 3 000 fois, Ronan réalise un vlog (contraction de blog et de vidéo) sur les 24 heures qu’il a passé face à la performance du metteur en scène Jan Fabre, Mount Olympus en septembre 2017. Impressions heure par heure, extraits du spectacle et critique finale in situ, Ronan Ynard entraîne l’internaute au plus près de cette représentation hors normes.

Vlogs, critiques et FAQ théâtrales 

Sur sa chaîne YouTube, le vidéaste de 26 ans compile 1 300 abonnés et une centaine de vidéos où des vlogs de critiques théâtrales à Paris ou au Festival d’Avignon croisent des entretiens avec des metteurs en scène de renom comme Vincent Macaigne, Thomas Jolly ou Olivier Py. On y trouve même des « FAQ » (foire aux questions) plus coutumières aux YouTubeuses beauté qu’aux critiques dramatiques. 

La chaîne de Ronan Ynard est la première du genre consacrée au théâtre. Et pour le jeune homme, choisir YouTube pour parler du sixième art n’a rien d’antinomique.

« J’ai commencé en regardant les vlogs d’EnjoyPhoenix et des critiques comme Le Fossoyeur de films et je me suis dit que c’était fou que personne ne parle de théâtre sur YouTube. »

Rien ne prédestinait pourtant ce spectateur chevronné à lancer un jour la première chaîne YouTube française dédiée aux pépites des saisons théâtrales. C’est en s’inscrivant, après un début de DUT en génie biologique, en licence d’études théâtrales à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 que Ronan découvre le théâtre contemporain, à l’âge de 19 ans.

« J’ai grandi à Vichy, en Auvergne et j’allais au théâtre une fois par an. Pour moi, le théâtre c’était le boulevard, des dorures et du velours. Avec l’Université Paris 3, j’ai découvert un autre monde. J’ai trouvé ça incroyable ce qui se passait sur scène, la multiplicité des histoires que l’on pouvait raconter sur un plateau. Je n’ai plus jamais lâché»

Gagner sa légitimité  

Désormais diplômé d’un master d’études théâtrales de l’Université Paris 3 – et après avoir soutenu un mémoire intitulé «  fonction et archétypes du personnage de drag-queen dans les comédies musicales de Broadway  » – Ronan Ynard s’est décidé à se lancer en tant que critique sur YouTube. 

« Au début, les attachés de presse ne me prenaient pas vraiment au sérieux quand je leur demandais des places de théâtre pour ma chaîne. Certains ne savaient même pas ce qu’étaient un vlog !. Mais, au fur et à mesure, j’ai fini par gagner en légitimité et aujourd’hui, je ne compte plus les mails d’invitations que je reçois chaque jour ».

 Il faut dire que son activité de critique YouTube lui demande un temps considérable. Malgré le ton très spontané qui fait sa marque de fabrique, Ronan Ynard prépare méthodiquement chacune de ses critiques et passe ensuite plusieurs heures à monter et diffuser son travail sur les réseaux sociaux.

Sans parler des nombreux tournages où le YouTubeur est resté de longues minutes campé devant les facades des théâtres, à chercher la formule finale la plus percutante après la représentation.  « Pour le moment, je ne vis absolument pas de ma chaîne YouTube », explique le vidéaste lauréat de la bourse d’été 2017 du Syndicat de la critique pour sa couverture du Festival d’Avignon. Mais ce serait un rêve de pouvoir un jour en faire mon métier ».

« Il faut arrêter de se dire que le théâtre est trop sérieux pour être léger »

Car si le monde théâtral a mis du temps à s’ouvrir aux nouvelles technologies en matière de communication, Ronan Ynard est persuadé que la diffusion du théâtre auprès des jeunes générations se joue en ligne :

« Il faut arrêter de se dire que le théâtre est trop sérieux pour être léger, s’exclame t-il. Avec YouTube, je montre aux gens qu’on peut pousser la porte d’un théâtre, que c’est accessible à tous et que c’est simple. Quand j’ai commencé mes vidéos, je filmais mes pieds, la façon dont j’étais habillé pour montrer qu’il n’y avait rien de cérémonieux à aller voir un spectacle ».

Et cette démocratisation des arts de la scène fait mouche : près de 75% des abonnés de Ronan ont moins de 34 ans.

« Je reçois des messages d’adolescents de 15 ans, qui vivent loin des théâtres parisiens et qui me remercient car ils ne connaissent personne avec qui parler de leur passion. Au fond, je filme les vidéos que j’aurai eu envie de voir ».   

Jacques Lassalle, un « amour absolu de la transmission »

(AFP / Pierre VERDY)

« Enseigner c’est déjà mettre en scène et mettre en scène c’est encore enseigner » aimait à dire le metteur en scène, dramaturge et écrivain Jacques Lassalle, disparu le 2 janvier 2018 à l’âge de 81 ans. Animé par le souci extrême de la transmission, Jacques Lassalle a notamment été professeur au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, et a marqué une génération de comédiens par son érudition – il fut agrégatif de lettres modernes – et son extrême exigence. L’Ecole du Spectacle a recueilli le témoignage de trois anciens étudiants Loïc Corbery, Vincent Debost et Julie Recoing dont il fut le pédagogue au Conservatoire de Paris, à la fin des années 1990.

« Tout avait un sens »

« Jacques Lassalle a été la pierre angulaire de ma formation d’acteur, se souvient Loïc Corbery, sociétaire de la Comédie-Française. J’avais 22 ans, j’étais plein de la joie du jeu et de l’énergie de la jeunesse et il m’a appris la noblesse du métier d’acteur : servir un auteur, un texte, un public… ». « C’est la personne qui a changé ma vision du métier de comédien, abonde Vincent Debost, acteur et metteur en scène. Je suis entré au Conservatoire parce que j’avais envie de jouer et j’ai compris grâce à lui pourquoi j’en avais envie ». Sous la direction de Jacques Lassalle, les élèves-comédiens du Conservatoire expérimentent un enseignement aussi rigoureux qu’intense.

« Tout avait un sens pour lui : le choix des costumes, de l’entrée, de la sortie, raconte Vincent Debost. Je me souviens d’un de mes premiers passages au plateau devant lui, j’avais placé, un peu par hasard, ma chaise au centre de la scène. Il m’a parlé de ça durant près de quarante-cinq minutes ! Avec lui, tout faisait sens et tout devenait un choix. On ne pouvait travailler que sur les deux premières répliques et être chargé de ce travail pour aborder toute la suite de l’oeuvre. C’était passionnant ».

Docteur Jekyll et de Mister Hyde

Une minutie et un rigorisme qui ont parfois donné des frayeurs à ses jeunes élèves. « Il y avait deux hommes en lui, dit Vincent Debost.  Docteur Jekyll – le pédagogue amoureux de la recherche – et Mister Hyde, qui arrivait lorsque la représentation se rapprochait et que le temps le pressait ».

« La veille des journées de juin [les traditionnelles représentations de fin d’année du Conservatoire NDR], il s’est mis dans une colère terrible en nous annonçant qu’il ne signerait pas nos journées de juin, se souvient avec amusement Julie Recoing, comédienne et metteuse en scène. Il nous a soudain demandé de quitter le théâtre et lorsque nous sommes revenus, assez inquiets, il était allongé sur deux rangées de sièges, épuisé par sa colère. Chez lui, ce n’était jamais feint, la dichotomie entre ce qu’il imaginait et ce qui se produisait réellement au plateau le rendait fou ».

« Il avait la réputation d’être un metteur en scène et un pédagogue qui pouvait être dur, mais je ne garde que des souvenirs lumineux et joyeux des cours ou des répétitions avec lui » affirme Loic Corbery. Et de se remémorer ce début d’été où Jacques Lassalle emmena durant trois semaines sa classe du Conservatoire dans le Tarn, dans le petit village de Vaour. « C’était une grande colonie de vacances théâtrales, sourit Loic Corbery. On vivait tous ensemble et on travaillait sans relâche Molière ou Shakespeare, sous le regard infatigable de Jacques ».

S’inscrire dans l’histoire du théâtre 

Le souvenir de ces séances de répétition intenses habitent toujours les anciens étudiants de Jacques Lassalle. « Il avait cet amour absolu de la transmission !, s’exclame Julie Recoing. Je suis enseignante au Cours Florent et, après la disparition de Jacques, j’ai passé la moitié de mon cours à expliquer à mes élèves qui était Jacques Lassalle et ce qu’il avait représenté pour nous. Travailler avec lui, c’était s’inscrire dans une histoire du théâtre» 

Egalement pédagogue, Vincent Debost s’inspire au quotidien du travail de son maitre : « quand j’aborde un atelier théâtral, j’essaie de me documenter le plus possible, d’ouvrir le plus possible, d’inviter mes élèves à la curiosité, à la lecture. Jacques Lassalle avait cette capacité à être entouré des penseurs de théâtre, à avoir ce ton si particulier de conteur, ce don merveilleux de nous raconter Jouvet, Strehler ou Sarraute, comme s’il avait diné avec eux la veille ! » 

« Jacques Lassalle fait partie de mon ADN, conclut Loïc Corbery. Le soir de sa mort, nous avons joué Le Petit-Maître Corrigé de Marivaux à la Comédie-Française, un théâtre avec lequel il a eu un rapport tellement intime. Dans une de mes intonations, j’ai mis un peu de Jacques. Nous nous sommes regardés, les larmes aux yeux, avec ma partenaire Florence Viala. Nous étions tous les deux, en scène, en pensant à lui. C’était un très beau moment. »

Retrouvez Loïc Corbery dans le Petit-Maître corrigé à la Comédie-Française, jusqu’au 12 avril 2018 – Vincent Debost dans Penser qu’on ne pense à rien, c’est déjà penser quelque chose, au Théâtre de Belleville, à Paris, jusqu’au 4 mars 2018 – Julie Recoing dans Tableau d’une exécution, au Théâtre du Rond-Point, jusqu’au 28 janvier 2018. 

Six MOOC pour apprendre la mise en scène

L’acteur et réalisateur Robin Renucci interprète le MOOC « Mettre en scène est un métier » (Ecole Charles Dullin)

Un Massive Online Open Courses (MOOC) – c’est-à-dire un cours numérique – pour apprendre la mise en scène. Tel est le pari de l’école Charles Dullin qui ouvre le 23 janvier 2018 ce cursus inédit en France – et « dans le monde » affirment les fondateurs. Pour la première fois donc, des étudiants pourront suivre un enseignement leur permettant d’acquérir en vidéo les fondamentaux de la mise en scène. Historique de la profession, conseils pratiques pour mener son projet ou exercices de direction d’acteurs, un ensemble de six MOOC sera proposé tout au long de l’année 2018. Les deux premiers MOOC rassemblent déjà près de 200 inscrits. Entretien avec Claire David, directrice de la collection Actes Sud Papiers et directrice éditoriale et artistique des MOOC Charles Dullin.

Comment est né le projet des MOOC de l’école Charles Dullin ?

À la suite de la fermeture de l’école d’acteur Charles Dullin [fondée en 1921 et fermée en 2011 NDR], l’idée de créer une formation numérique à la mise en scène a émergé. Il faut savoir qu’en France, seuls une quinzaine d’étudiants ont accès, grâce aux concours ou à une sélection, à des enseignements en mise en scène. Je pense aux sections mise en scène du Théâtre National de Strasbourg, à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques Théâtrales à Lyon ou au master mise en scène de l’Université Paris Nanterre.

Or, près de 15 000 troupes sont recensées en France et plus de 1 000 spectacles sont présentés au festival Off d’Avignon chaque année. Il y a une vraie ferveur et un vrai dynamisme du théâtre français cependant tous ces artistes n’ont pas eu l’occasion de suivre des cursus spécifiques. Aujourd’hui en France, on se décrète metteur en scène mais on peut aussi avoir envie de réfléchir sur son travail au regard d’autres pratiques !

Le Mooc s’adresse donc aussi bien à des professionnels, qu’à des lycéens passionnés de théâtre ou à des artistes en devenir prêts à tout arrêter pour se consacrer à l’art.

L’actrice Valérie Dréville interprète le MOOC consacré à la direction d’acteurs

Comment fonctionnent les MOOC ?

Nous avons élaboré six MOOC qui durent durant six semaines. Ils sont rédigés par des universitaires et des spécialistes et interprétés par des comédiens et metteurs en scène. Il y a deux formules : une inscription gratuite qui permet de suivre chaque semaine quatre vidéos de dix minutes. Ou une version payante – d’un coût  de 69 euros – qui propose des interview de metteurs en scènes contemporains (Joël Pommerat, Krystian Lupa, Ariane Mnouchkine, Christiane Jatahy…), des exercices à faire chez soi et une évaluation entre pairs. À l’issue de la version payante du MOOC, une attestation est délivrée qui donne des accès privilégiés à des stage pratiques de mise en scène.

Sur notre site, nous ouvrons aussi un accès gratuit aux conférences du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, à des bibliographies et à des publications axées sur les thématiques de nos MOOC.

Allier l’enseignement théâtral – et a fortiori de la mise en scène – et le numérique, cela peut sembler, à première vue, un brin paradoxal…

On a toujours l’idée que former un metteur en scène c’est uniquement former du talent. C’est une erreur. C’est aussi donner des outils pour réfléchir, proposer des cadres, transmettre l’expérience d’autres artistes. On ne prétend pas former des metteurs en scène mais accélérer la question de la transmission. Un jeune metteur en scène peut, par exemple, apprendre à exercer « à la manière de Krystian Lupa », se frotter aux savoirs. La pratique dira ensuite si le talent suit.

« Au fond, c’est vraiment la décentralisation 2.0 que l’on est en train d’inventer »

Quant à la question du numérique, on imagine aller toucher la communauté du théâtre partout en France mais aussi à Ouagadougou, à Haïti. On peut accéder à des gens qui manquent d’outils et de formations comme à des personnes très occupées qui peuvent étudier quand elles le souhaitent. Grâce au numérique, on franchit toutes les barrières et seule reste la motivation. Au fond, c’est vraiment la décentralisation 2.0 que l’on est en train d’inventer. C’est un sacré risque mais on va bien voir comment on atterrit ! Et l’avantage du support digital, c’est que cela permet de rectifier le tir quasiment en direct si besoin.

Le projet de l’école Charles Dullin est de devenir un lieu virtuel de référence autour de la mise en scène. Et pour le moment, les professionnels que nous avons contactés sont enthousiastes !

 

A venir : 

• 14 décembre 2017 – Ouverture du site de l’école Charles-Dullin et des inscriptions aux MOOC sur La direction d’acteurs et L’espace
• 
23 janvier 2018 – Lancement des deux premières sessions des MOOC sur La direction d’acteurs et L’espace – inscription sur le site de l’école Charles Dullin

« Tu prends combien ? » De jeunes comédiennes et musiciennes racontent les ravages du sexisme dans les milieux artistiques

Extrait du film d’Emma sur le non-consentement, « T’as vu comment tu me regardes ? »

« Dès les premières semaines de cours, j’ai vite compris que ça n’irait pas. » Mathilde* (à la demande des intéressées, les prénoms suivis d’une * ont été modifiés), étudiante comédienne, 25 ans. Elle n’en avait que 21 le jour de son premier cours de théâtre dans un conservatoire à rayonnement régional. Le professeur leur a proposé « l’exercice des 1, 2, 3 ». A l’énoncé d’un de ces chiffres, les étudiants devaient effectuer des actions telle que « s’embrasser, enlever un vêtement… ». « Des garçons ont fini complètement nus et les filles ont tout fait pour éviter que ça arrive », raconte Mathilde. Dans les trois mois qui suivent, le malaise s’installe.

« Le professeur s’adressait très différemment aux garçons et aux filles. Il nous appelait ma chérie, ma blonde”, ma puce. Il nous faisait jouer des scènes où nous incarnions des prostituées, des scènes très sexualisées. Il disait on la refait pour le plaisir ! ou tu aimes ça ? Ton copain ne te fait pas ça chez toi ?. C’était épuisant, on avait l’impression d’être des bouts de viande et on avait peur d’aller au plateau. »

Mathilde et ses camarades décident d’alerter le directeur de l’établissement. Le professeur ne leur fera finalement plus cours, mais continuera d’enseigner à une autre classe, composée d’élèves mineurs. « Lors de leur spectacle de fin d’année, les filles jouaient des prostituées », se souvient amèrement Mathilde.

« Mon métier ce n’est pas d’être sexy, pas d’être glamour. Mon métier c’est de créer de l’émotion »déclarait récemment la comédienne Sara Forestier. Une affirmation souvent à mille lieues du quotidien des étudiantes et jeunes professionnelles du spectacle vivant. Car, bien souvent, c’est à leur genre, à une vision stéréotypée de la féminité qu’elles sont ramenées, en deçà de leur talent ou de leur singularité.

Dans ces milieux où le réseau est indispensable à l’avancée de la carrière, où la société de l’image s’impose sans concession, les rapports de pouvoir sont exacerbés, les frontières poreuses. Alors que l’affaire Weinstein a fait trembler l’industrie cinématographique hollywoodienne, que le hashtag #balancetonporc a contribué à libérer la parole en France, de jeunes comédiennes, metteuses en scène ou instrumentistes ont accepté de témoigner, de se souvenir, de raconter. Pour rendre compte d’une oppression systémique, d’une violence parfois inouïe. Et proposer des actes de résistance.

« Mets une robe ; sois jolie » 

C’est à l’école que tout commence. Des petites phrases qui viennent ébranler une estime de soi en construction, des réflexions qui laissent souvent sans voix, une succession de mots qui, insidieusement, s’immiscent et viennent à jamais marquer une future vie professionnelle. Il y a Clémence qui, à la suite d’un examen dans une école de comédie musicale s’entend dire « Tu prends combien ? » par un des membres du jury, alors qu’elle présente une scène de Xavier Durringer où elle incarne une prostituée.

Julie*, 23 ans qui se fait complimenter sur Facebook sur son physique par des directeurs d’écoles de théâtre privées. Marguerite* à qui son enseignant de contrebasse dans un conservatoire parisien a susurré : « Ah ! Si j’étais jeune ! » Ou encore, Anna* à qui l’on a prodigué de singuliers conseils : 

« Au sortir d’une représentation à Paris, un de mes anciens profs est venu me voir. Il m’a dit tu joues mieux que l’autre fille, mais je l’aurai choisie elle [dans un contexte professionnel NDR], parce qu’elle m’a fait bander et pas toi. C’était violent. »

Une confusion permanente entre le travail d’interprète de l’élève artiste et l’image qu’elle est sommée de renvoyer, reflet du désir et de l’hyper-sexualisation. « Il faut se mettre en valeur. C’est une réflexion qui revient régulièrement dans la bouche des profs, y compris des profs femmes », renchérit Margo*, 24 ans, passée par le conservatoire du VIe arrondissement de Paris.

« Certes c’est un métier de l’apparence et du corps, mais ça reste une vision très stéréotypée : Mets une robe ; sois jolie… une de mes amies s’était coupé les cheveux très courts et la prof lui a dit de faire attention à sa féminité. »

Les jeunes actrices racontent être souvent cantonnées à un archétype du féminin – séducteur, soumis, aguicheur – jusque dans les rôles du répertoire que leurs enseignants leur font travailler.

« Je ne connaissais rien au théâtre, se souvient Emma, 22 ans, en se remémorant ses débuts dans un conservatoire régional. J’en avais une image faussée, comme quoi il fallait se lâcher, dépasser ses limites pour avoir des rôles. J’avais 18 ans et on ne me faisait jouer que des rôles très sexualisés : un sketch avec un mec qui me parlait de mon cul, par exemple. Je me disais que ça devait forcément se passer comme ça, qu’il fallait que je me fasse au truc. »

« T’as pas compris dans quel milieu tu voulais travailler »

Se faire « au truc »… jusqu’à l’irréparable. Emma en a fait les frais : « J’avais dix-huit ans, je venais de décrocher un casting pour un long-métrage. J’avais des étoiles plein les yeux. Pour moi, c’était incroyable ! » Le réalisateur informe Emma que le tournage du film comprend une scène de nu. « J’en ai parlé à mes parents, j’ai réfléchi et j’ai accepté », raconte la jeune femme. Le réalisateur la convoque à un casting, à son domicile. Il explique à Emma qu’elle est trop jeune pour ce genre de rôle. Emma finit par approuver. « Au moment où j’allais partir, il me demande tout de même de “tester la scène de nu” : “Une comédienne doit apprendre à se surpasser, m’a-t-il dit. » Emma, tétanisée, obtempère.  Il se met à la « tripoter » « Quand je suis allée porter plainte, les flics m’ont dit que je n’avais qu’à pas faire des films. »

Cet implacable jeu de pouvoir, cette ambiguïté du corps perçu comme objet de désir et non comme instrument d’expression artistique, cette peur de paraître trop timorée, Anna* l’a aussi connue. En cherchant un agent artistique, l’actrice, alors âgée de 22 ans, tombe sur un professionnel d’une agence parisienne qui, dès le premier entretien, l’incite « à montrer » qu’elle « en veut », lui reproche sa « timidité ». Anna lui envoie alors des photos de nu artistique qu’elle a réalisé avec un photographe pour lequel elle pose comme modèle. « La plus grosse connerie de ma vie », se souvient-elle. « Je voulais lui montrer que je n’étais pas si réservée que cela, que je n’avais pas de problème à travailler avec mon corps, si c’était justifié. »

L’agent la rappelle sur le champ et la convoque à un nouvel entretien, l’entraîne dans les toilettes et la force à le masturber. La jeune femme se débat et se refuse à lui. « T’as pas compris dans quel milieu tu voulais travailler », lui rétorque t-il. Lorsque Anna tente de dénoncer ce comportement à l’agence artistique, la responsable diffuse les photos d’Anna nue à l’ensemble de sa troupe de théâtre. Arguant que la jeune comédienne aurait séduit leur employé en lui transmettant des photographies dénudée. Anna, traumatisée, abandonne ses cours de théâtre durant six mois. Elle n’aura jamais d’agent artistique et ne fera pas de cinéma.

« Si tu veux avoir une bonne carrière, il faut la boucler de temps en temps »

Se couper des réseaux. Etre blacklistée. C’est là la plus grande peur de ces jeunes artistes, qui préfèrent parfois se taire plutôt que de sacrifier des années de travail acharné. « Pour être intégrée, il vaut mieux faire oublier qu’on est une femme », souligne ironiquement Charlotte*. Cette jeune musicienne est inscrite dans une spécialité au conservatoire national supérieur de musique de Paris, où les femmes se comptent sur les doigts de la main. Une donnée qu’on ne manque pas de lui faire remarquer.

« C’est constant et ça passe par l’humour – un enseignant m’a demandé en plein cours si j’avalais”. Et si on ne rit pas aux blagues, on est immédiatement cataloguée comme pas sympa ou coincée. Or être sympa c’est cinquante pour cent du métier si on veut décrocher des contrats et être rappelée. »

Dans un univers où la frontière entre vie privée et vie professionnelle est « très floue », Charlotte reste sur ses gardes. « Quand on travaille ça va, mais c’est en soirée qu’il y a des dérapages ». La main d’un enseignant s’est ainsi retrouvé sur ses fesses, lors d’une soirée arrosée. Si elle en parle avec ses amis musiciens qui la soutiennent, mais Charlotte préfère ne pas engager de polémique :« Si on répond, ça va être encore pire. »

« On m’a déjà dit : “Tu sais si tu veux avoir une bonne carrière, il faut la boucler de temps en temps” », déplore Sacha*, 27 ans. Cette violoncelliste a tenté de lutter contre le sexisme lors de son entrée dans la vie professionnelle. Remplaçante dans un groupe de jazz, la jeune femme a supporté sans broncher des réflexions sur son décolleté et autres « réflexions paternalistes » de la part de son employeur – un musicien renommé.

« Un soir de tournée, je suis entrée dans sa chambre d’hôtel pour demander du dentifrice. Il faisait la fête avec les musiciens. J’étais en pyjama et ils étaient ivres. Des plaisanteries ont fusé : “A poil !”, “enlève-le tu seras plus jolie”. Ça a été la goutte d’eau, je suis retournée dans ma chambre et j’ai pleuré toute la nuit. » 

Et lorsque Sacha a fait savoir à son employeur que cette attitude l’avait blessée, il ne « lui a plus adressé la parole ». « Il ne m’a plus rappelée pour des concerts. Je l’appelais tous les jours pour avoir des explications, il ne répondait pas. On m’a rapporté qu’il disait que j’étais hystérique, qu’il était impossible de travailler avec moi. »

« Je ne veux surtout pas que mes élèves pensent qu’il faut se foutre à poil pour réussir »

Un an et demi plus tard, Sacha s’est doucement remise de cette épreuve. Quand les premiers témoignages ont commencé à déferler, suite à l’affaire Weinstein, la violoncelliste s’est réjouie. « La parole est en train de s’ouvrir, constate t-elle. Le système commence à être remis en question. Et surtout on a des mots précis à mettre sur des attitudes précises, et ça change tout. De pouvoir décrire. J’espère que ça va faciliter la prise de conscience. »

Pour Emma, le geste artistique a fait suite au silence, catalyseur des anciennes blessures. L’ancienne apprentie comédienne est devenue élève réalisatrice. Elle a réalisé un court-métrage, T’as vu comme tu me regardes ?, réalisé en avril 2016 et visionné près de 160 000 fois sur YouTube, mettant en scène la violence du non-consentement. « En tant que réalisatrice, je fais très attention au regard que je porte sur les acteurs et les actrices. Je ne veux surtout pas qu’ils fassent des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. On est une nouvelle génération et on doit penser les choses autrement. »

Un passage de relais que soutient Charlotte. Si la musicienne se dit « assez pessimiste » quant à l’évolution des mentalités dans la musique classique, elle affirme « être très fière de son parcours » : « D’une génération à l’autre on a besoin de modèles, et je veux montrer aux plus jeunes que c’est possible d’arriver au plus haut niveau. »

De son coté, Anna a pris sa revanche, en mettant en scène. Elle vient de signer son premier projet professionnel, récompensé par un prix prestigieux.

« Je commence également à enseigner et je porte une grande attention à ce que peuvent vivre mes élèves.
Je ne veux surtout pas qu’elles pensent qu’il faut se foutre à poil pour réussir. »

 

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