« Nous sommes des athlètes », Farrah El Dibany chanteuse à l’Académie de l’Opéra de Paris

UNE SAISON A L’ACADEMIE DE L’OPERA DE PARIS (EPISODE 1/3 – FARRAH)

@Alfheidur Gundrunsdottir

On la rencontre une première fois en février 2018, dans les méandres labyrinthiques des 14 étages de l’Opéra Bastille, à Paris. On entend d’abord sa voix mezzo-soprano qui s’échappe de la porte capitonnée d’un studio de répétition. Puis, on aperçoit une grande silhouette mince dans un jean brut, grignotée par une cascade de cheveux noirs. Pour son 29ème anniversaire, Farrah El Dibany, comme chaque jour ou presque de sa vie, chante. Debout près du piano, sous le regard attentif de sa répétitrice, elle s’envole dans les aigus. « Be careful with the crescendo, la voix doit passer au-dessus de toi » l’enjoint son enseignante. Farrah secoue la tête, ouvre grand les bras et continue, inlassablement, d’explorer les nuances subtiles du répertoire lyrique de Gustav Mahler.

Farrah El Dibany, née à Alexandrie en Egypte, est depuis deux ans intégrée à l’Académie de l’Opéra national de Paris. Ils sont ainsi 41 jeunes artistes et artisans issus de 10 corps de métier différents à bénéficier de cette immersion exceptionnelle au sein de la prestigieuse maison. Recrutée sur concours – près de 400 dossiers pour 12 places parmi les chanteurs – Farrah enchaine les récitals, les séances de coaching personnalisées et les participations aux différents événements qui rythment la saison de l’Académie.

Ce mois de mars 2018 marque d’ailleurs le spectacle de ces talents issus du monde entier. Les jeunes musiciens, chanteurs, chefs de chants, maquilleurs ou costumiers se sont mobilisés pour présenter Kurt Weill Story, du 17 au 24 mars 2018, dirigés par la metteuse en scène Mirabelle Ordinaire, académicienne en 2015-2016. L’occasion de retrouver Farrah au sortir d’une répétition, une tasse de thé entre les mains – « il faut garder la voix chaude, toujours » : 

L’Opéra

Je me demande parfois, pourquoi je fais ça. Enfin, je veux dire, pourquoi on chante des opéras. Je crois que c’est parce que c’est vivant, oui. Ca doit être ça. C’est vivant. Le sentiment d’être sur scène, de chanter, c’est tellement addictif.

L’Académie

J’ai commencé le chant lyrique à 14 ans, à Alexandrie en Egypte, avant de faire des études en Allemagne [à l’Académie de musique Hanns-Eisler de Berlin puis à l’Université des arts de Berlin NDR]. J’ai passé le concours pour entrer à l’Académie de l’Opéra de Paris en 2016. L’Académie, c’est très prestigieux, d’un très haut niveau. Et c’est moderne, aussi. C’est ça qui m’a donné envie. C’est ma deuxième année ici et je dirais que l’ambiance est très familiale. On passe tout notre temps ensemble, avec les autres artistes de l’Académie. On vient du monde entier, on se connaît tous.

Il y a aussi l’opportunité de rencontrer de grands chanteurs, des solistes incroyables qui viennent se produire à l’Opéra. Si tu as le courage, tu peux aller leur parler et leur demander de te faire travailler.

Garder sa voix

On est des athlètes. Il faut tout faire pour garder notre voix, pour la garder le plus longtemps possible. Jusque soixante ou soixante-cinq ans. C’est de l’endurance. Pour ça, j’ai des règles de vie. J’ai besoin de beaucoup de sommeil, neuf à dix heures par nuit. Je ne bois pas, je ne fume pas, je ne mange jamais épicé – ça brûle les cordes vocales. Et le pire, c’est de parler. C’est même pire que l’alcool, de parler. Il faut éviter les endroits trop bruyants, où l’on pousse la voix dans les discussions. Alors, les jours de représentation, j’essaie de parler le moins possible, comme ça, tout doucement…

Kurt Weill, Carmen et Dalida

J’adore travailler Kurt Weill. Ca se rapproche d’un répertoire que j’aime. Celui des comédies musicales. J’en ai beaucoup chanté. La Belle et la Bête, Chicago… Et puis Dalida. Dalida, vous savez, c’est mon idole. Quand elle chante, elle est tellement théâtrale, dans chacun de ses mots, dans chacun de ses gestes. Elle sait comment emmener le public avec elle sur scène. J’ai chanté « L’histoire d’un amour». Vous pouvez trouver la vidéo, sur ma chaine YouTube.

Mon rôle rêvé c’est Carmen. Je l’ai déjà chanté. Mais je voudrais l’interpréter encore et encore. Je suis en extase quand je chante ce rôle.  Carmen… Elle a cette liberté, cette façon de vivre le moment, de faire ce qu’elle veut, même dans sa mort. Est-ce que je lui ressemble ? Peut-être… En tout cas, dans tous mes rôles, j’essaie de chercher Carmen. Je pense que dans chaque femme, il y a une petite Carmen… 

Pas de selfies dans les loges

Pour se faire connaitre aujourd’hui dans le milieu, les réseaux sociaux c’est obligatoire. Il faut avoir un site, un compte Instagram… Moi, je les utilise mais uniquement de façon professionnelle. Il n’y a pas longtemps, j’ai tourné une publicité sur les toits de  l’Opéra. Ca je l’ai partagé. 

Mon compte Instagram est privé, par contre. Je n’aime pas trop la façon qu’ont certains artistes de se mettre en scène en permanence. Je ne suis pas du genre à faire des selfies dans les loges !

Habiter dans sa valise

La vie que je m’apprête à mener est une vie de voyages. Ca me va, j’adore voyager ! Il faut se préparer à vivre dans les aéroports, à habiter dans sa valise. J’aimerais bien garder Paris comme camp de base. Je me sens chez moi ici. Je n’en ai pas vraiment fini avec Paris !

Si je parle des langues étrangères à part le français et l’arabe ? Et bien l’anglais, l’allemand, l’italien, je les parle couramment. Je maîtrise aussi un peu le grec et l’espagnol. Et je chante souvent en russe.

Débuter dans la lumière

L’année prochaine, je reste à l’Académie pour une nouvelle saison. Ce sera ma dernière chance de perfectionner ma technique, de régler ce qui doit encore l’être. Je veux profiter à fond de l’Académie, il y a de beaux projets. Comme d’aller en résidence au Bolshoï à Moscou et de se produire là-bas.

En même temps, je dois commencer à chercher un agent. Un agent c’est indispensable pour faire une carrière de soliste. C’est eux qui te dirigent vers les auditions. C’est une des premières questions que l’on te pose dans le milieu de l’opéra. « Vous avez un agent ?». Il faut que ce soit quelqu’un qui ait une bonne réputation et surtout que ce soit une personne saine. C’est-à-dire une personne qui ne te force pas à chanter quand tu es malade par exemple. 

Et ensuite… Ensuite j’espère intégrer une troupe en Allemagne ou commencer une carrière de soliste, en free-lance. On verra bien ce qui se présente !

Kurt Weill Story, jusqu’au 24 mars 2018, Opéra Bastille, place de la Bastille, 75012, Paris

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Egalité femmes/hommes dans la musique actuelle : « tout passe par la formation »

La chanteuse Juliette Armanet consacrée « Album révélation » aux Victoires de la Musique 2018 (capture d’écran YouTube)

Elles s’appellent Camille, Juliette Armanet, Fishbach ou Angèle et la saison musicale 2018-2019 ne se fera pas sans elles. Cette nouvelle génération de chanteuses, âgées de 39 à 22, semble prouver que la relève de la musique actuelle se conjugue dorénavant au féminin. Pourtant, le secteur des musiques actuelles et du jazz est loin d’être des plus paritaires. A titre d’exemple, parmi les compositeurs inscrits à la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) en 2015, 8% seulement étaient des compositrices. En 2016, seulement 10% des scènes de musiques actuelles étaient dirigées par des femmes tandis qu’en 2012, les enseignantes en musiques actuelles en conservatoire représentaient 13% des effectifs (et 4% dans les Conservatoire à Rayonnement Régional).

Un état de fait qui se forge dès l’apprentissage, du choix de l’instrument de musique à l’orientation professionnelle, selon Natasha Le Roux, artiste et enseignante au conservatoire de Pierrefitte-sur-Seine (93). Cette musicienne est coordonnatrice au sein du pôle Musiques Actuelles de HF Île-de-France, une association qui milite pour l’égalité entre les sexes dans la culture. Depuis 2016, HF a lancé la « saison Egalité Musiques Actuelles » afin de sensibiliser les structures franciliennes à ces questions, des salles de concert aux lieux de formation. Un seul objectif pour Natasha Le Roux : que les musiciennes de demain « trouvent du travail et vivent de leur art, à égalité avec les hommes ».  

Quel rôle l’enseignement des musiques actuelles joue dans l’inégale féminisation du secteur ?

On s’aperçoit que les musiques actuelles et le jazz sont les deux secteurs les plus discriminants parmi toutes les professions artistiques. Néanmoins, ces inégalités sont encore difficiles à mesurer du fait du faible nombre de statistiques disponibles.

On peut dire qu’il y a un vrai échec des lieux d’enseignements à mener de façon égalitaire les filles et les garçons vers ces métiers. Il faut que les structures d’enseignement privées et publiques se questionnent sur ce sujet.

Les départements de musiques actuelles dans les conservatoires sont très récents – ils sont en train d’ouvrir dans un certain nombre d’établissements. Il y a eu et il y a toujours une absence de structuration des études des musiques actuelles dans les conservatoires. Or, l’enseignement public garantit pour les musiciennes des grilles d’évaluation équitables et des processus de sélection moins arbitraires que dans le privé. Partout où il y a des diplômes, il y a plus d’égalité hommes-femmes. 

Le secteur des musiques actuelles est-il l’objet de stéréotypes qui peuvent rebuter les jeunes femmes dans leurs choix d’orientation ?

L’image que l’on se fait des musiques actuelles correspond au XXème siècle. Une esthétique, des narrations musicales et des narrations textuelles façon « sexe, drogue et rock’n roll ». Cela a été vrai dans les années 1970 où l’on développait des valeurs et des esthétiques très viriles. Aujourd’hui, les musiques actuelles ont changé, elles ne se cantonnent plus au trio « guitare, basse, batterie ». Les esthétiques se développent : on peut observer l’essor de la musique électronique et les nouvelles narrations qui se mettent en place. Mais si les esthétiques changent, la mentalité demeure figée dans cette idée de transgression virile, qui n’en est plus une aujourd’hui.

Le géographe spécialiste du genre Yves Raibaud a démontré que les activités de jeunesses qui tournent autour des musiques actuelles sont les nouveaux lieux de la construction de la virilité et de la masculinité. Que ce soient les studios de répétition, les salles de concert ou les festivals. Outre le fait qu’ils excluent les femmes, ils sont des lieux de reproduction et d’accentuation des stéréotypes de genre. Et cela se perpétue dans le monde professionnel : entre 1984 et 2016, seules 4 femmes sur 48 lauréats ont remporté la Victoire de la Musique du meilleur album.

Quel rôle peuvent alors jouer les lieux d’enseignement vers davantage d’égalité ?

Ce que l’on préconise chez HF, c’est avant tout la formation. Il faut que les structures publiques développent un enseignement des musiques actuelles opérant et attentif à une égalité de ses effectifs. Cette égalité passe aussi bien par une mixité des élèves mais aussi des enseignants. La première règle pour avoir des étudiantes en musiques actuelles, c’est d’obtenir une mixité des équipes enseignantes ! C’est important de pouvoir se projeter dans une carrière et d’avoir des modèles.

De la même façon, il faut que les lieux de formation intègrent le matrimoine dans leurs contenus pédagogiques ou même dans les visuels qui décorent les salles d’apprentissage. Quand on voit uniquement des compositeurs affichés au mur, ça n’aide pas les petites filles à se dire qu’il y a toujours eu des musiciennes et des compositrices dans l’histoire de la musique.

Enfin, en tant qu’enseignant, il faut apporter aux étudiantes un regard objectif sur le métier. Ne pas idéaliser le secteur comme le fait une émission comme The Voice qui donne l’idée que tout le monde peut réussir. Il faut que les jeunes musiciennes développent leur autonomie artistique. Qu’elles se blindent de diplômes, qu’elles maîtrisent le maximum d’instruments et qu’elles sachent composer. Il ne faut pas seulement être chanteuse, il faut pouvoir s’imposer sur le plan artistique dans le monde professionnel.

En février dernier, la chanteuse et compositrice Juliette Armanet a remporté le prix de l’album révélation aux Victoires de la Musique 2018. Est-ce justement un espoir pour toutes les nouvelles générations d’artistes et musiciennes ?

C’est le signe d’un changement pour plus de mixité. Cette année, 46 festivals de musique dans le monde viennent d’ailleurs de s’engager à une programmation paritaire et la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, vient de présenter son plan pour l’égalité femmes-hommes dans la culture. Des sanctions vont enfin tomber, ce qui fait que les maisons de disques qui ont peu de femmes dans leur catalogue vont enfin développer des carrières d’artistes femmes. Des musiciennes talentueuses il y en a toujours eu, mais pour faire carrière dans ce milieu ce qui compte c’est aussi le nombre de gens qui investissent sur votre projet et la compétence de votre entourage. C’est tout aussi déterminant.

Après, il ne faut pas que les femmes en tête d’affiche soient l’arbre qui cachent la forêt ! La parité sur un plateau, c’est aussi de voir combien de femmes sont techniciennes ou instrumentistes.

Justement, le choix de l’instrument est souvent sexué et il est rare de voir une femme à la batterie dans les concerts de musiques actuelles ou de jazz…

Cela fait partie des préconisations d’HF en faveur de l’enseignement des musiques actuelles. Les découvertes instrumentales doivent être généralisées.

Il n’y a pas d’instrument qui soit masculin ou féminin, c’est un cliché à enlever de la tête des parents. Les petites filles au piano et au violon et les petits garçons à la trompette et à la batterie ce n’est plus possible !

Désexuer les instruments dès l’éveil musical c’est garantir pour ceux qui feront le choix de la musique dans leur orientation professionnelle de travailler ensuite dans une vraie mixité. De jouer et de collaborer ensemble dans une camaraderie saine et active.

« Tu prends combien ? » De jeunes comédiennes et musiciennes racontent les ravages du sexisme dans les milieux artistiques

Extrait du film d’Emma sur le non-consentement, « T’as vu comment tu me regardes ? »

« Dès les premières semaines de cours, j’ai vite compris que ça n’irait pas. » Mathilde* (à la demande des intéressées, les prénoms suivis d’une * ont été modifiés), étudiante comédienne, 25 ans. Elle n’en avait que 21 le jour de son premier cours de théâtre dans un conservatoire à rayonnement régional. Le professeur leur a proposé « l’exercice des 1, 2, 3 ». A l’énoncé d’un de ces chiffres, les étudiants devaient effectuer des actions telle que « s’embrasser, enlever un vêtement… ». « Des garçons ont fini complètement nus et les filles ont tout fait pour éviter que ça arrive », raconte Mathilde. Dans les trois mois qui suivent, le malaise s’installe.

« Le professeur s’adressait très différemment aux garçons et aux filles. Il nous appelait ma chérie, ma blonde”, ma puce. Il nous faisait jouer des scènes où nous incarnions des prostituées, des scènes très sexualisées. Il disait on la refait pour le plaisir ! ou tu aimes ça ? Ton copain ne te fait pas ça chez toi ?. C’était épuisant, on avait l’impression d’être des bouts de viande et on avait peur d’aller au plateau. »

Mathilde et ses camarades décident d’alerter le directeur de l’établissement. Le professeur ne leur fera finalement plus cours, mais continuera d’enseigner à une autre classe, composée d’élèves mineurs. « Lors de leur spectacle de fin d’année, les filles jouaient des prostituées », se souvient amèrement Mathilde.

« Mon métier ce n’est pas d’être sexy, pas d’être glamour. Mon métier c’est de créer de l’émotion »déclarait récemment la comédienne Sara Forestier. Une affirmation souvent à mille lieues du quotidien des étudiantes et jeunes professionnelles du spectacle vivant. Car, bien souvent, c’est à leur genre, à une vision stéréotypée de la féminité qu’elles sont ramenées, en deçà de leur talent ou de leur singularité.

Dans ces milieux où le réseau est indispensable à l’avancée de la carrière, où la société de l’image s’impose sans concession, les rapports de pouvoir sont exacerbés, les frontières poreuses. Alors que l’affaire Weinstein a fait trembler l’industrie cinématographique hollywoodienne, que le hashtag #balancetonporc a contribué à libérer la parole en France, de jeunes comédiennes, metteuses en scène ou instrumentistes ont accepté de témoigner, de se souvenir, de raconter. Pour rendre compte d’une oppression systémique, d’une violence parfois inouïe. Et proposer des actes de résistance.

« Mets une robe ; sois jolie » 

C’est à l’école que tout commence. Des petites phrases qui viennent ébranler une estime de soi en construction, des réflexions qui laissent souvent sans voix, une succession de mots qui, insidieusement, s’immiscent et viennent à jamais marquer une future vie professionnelle. Il y a Clémence qui, à la suite d’un examen dans une école de comédie musicale s’entend dire « Tu prends combien ? » par un des membres du jury, alors qu’elle présente une scène de Xavier Durringer où elle incarne une prostituée.

Julie*, 23 ans qui se fait complimenter sur Facebook sur son physique par des directeurs d’écoles de théâtre privées. Marguerite* à qui son enseignant de contrebasse dans un conservatoire parisien a susurré : « Ah ! Si j’étais jeune ! » Ou encore, Anna* à qui l’on a prodigué de singuliers conseils : 

« Au sortir d’une représentation à Paris, un de mes anciens profs est venu me voir. Il m’a dit tu joues mieux que l’autre fille, mais je l’aurai choisie elle [dans un contexte professionnel NDR], parce qu’elle m’a fait bander et pas toi. C’était violent. »

Une confusion permanente entre le travail d’interprète de l’élève artiste et l’image qu’elle est sommée de renvoyer, reflet du désir et de l’hyper-sexualisation. « Il faut se mettre en valeur. C’est une réflexion qui revient régulièrement dans la bouche des profs, y compris des profs femmes », renchérit Margo*, 24 ans, passée par le conservatoire du VIe arrondissement de Paris.

« Certes c’est un métier de l’apparence et du corps, mais ça reste une vision très stéréotypée : Mets une robe ; sois jolie… une de mes amies s’était coupé les cheveux très courts et la prof lui a dit de faire attention à sa féminité. »

Les jeunes actrices racontent être souvent cantonnées à un archétype du féminin – séducteur, soumis, aguicheur – jusque dans les rôles du répertoire que leurs enseignants leur font travailler.

« Je ne connaissais rien au théâtre, se souvient Emma, 22 ans, en se remémorant ses débuts dans un conservatoire régional. J’en avais une image faussée, comme quoi il fallait se lâcher, dépasser ses limites pour avoir des rôles. J’avais 18 ans et on ne me faisait jouer que des rôles très sexualisés : un sketch avec un mec qui me parlait de mon cul, par exemple. Je me disais que ça devait forcément se passer comme ça, qu’il fallait que je me fasse au truc. »

« T’as pas compris dans quel milieu tu voulais travailler »

Se faire « au truc »… jusqu’à l’irréparable. Emma en a fait les frais : « J’avais dix-huit ans, je venais de décrocher un casting pour un long-métrage. J’avais des étoiles plein les yeux. Pour moi, c’était incroyable ! » Le réalisateur informe Emma que le tournage du film comprend une scène de nu. « J’en ai parlé à mes parents, j’ai réfléchi et j’ai accepté », raconte la jeune femme. Le réalisateur la convoque à un casting, à son domicile. Il explique à Emma qu’elle est trop jeune pour ce genre de rôle. Emma finit par approuver. « Au moment où j’allais partir, il me demande tout de même de “tester la scène de nu” : “Une comédienne doit apprendre à se surpasser, m’a-t-il dit. » Emma, tétanisée, obtempère.  Il se met à la « tripoter » « Quand je suis allée porter plainte, les flics m’ont dit que je n’avais qu’à pas faire des films. »

Cet implacable jeu de pouvoir, cette ambiguïté du corps perçu comme objet de désir et non comme instrument d’expression artistique, cette peur de paraître trop timorée, Anna* l’a aussi connue. En cherchant un agent artistique, l’actrice, alors âgée de 22 ans, tombe sur un professionnel d’une agence parisienne qui, dès le premier entretien, l’incite « à montrer » qu’elle « en veut », lui reproche sa « timidité ». Anna lui envoie alors des photos de nu artistique qu’elle a réalisé avec un photographe pour lequel elle pose comme modèle. « La plus grosse connerie de ma vie », se souvient-elle. « Je voulais lui montrer que je n’étais pas si réservée que cela, que je n’avais pas de problème à travailler avec mon corps, si c’était justifié. »

L’agent la rappelle sur le champ et la convoque à un nouvel entretien, l’entraîne dans les toilettes et la force à le masturber. La jeune femme se débat et se refuse à lui. « T’as pas compris dans quel milieu tu voulais travailler », lui rétorque t-il. Lorsque Anna tente de dénoncer ce comportement à l’agence artistique, la responsable diffuse les photos d’Anna nue à l’ensemble de sa troupe de théâtre. Arguant que la jeune comédienne aurait séduit leur employé en lui transmettant des photographies dénudée. Anna, traumatisée, abandonne ses cours de théâtre durant six mois. Elle n’aura jamais d’agent artistique et ne fera pas de cinéma.

« Si tu veux avoir une bonne carrière, il faut la boucler de temps en temps »

Se couper des réseaux. Etre blacklistée. C’est là la plus grande peur de ces jeunes artistes, qui préfèrent parfois se taire plutôt que de sacrifier des années de travail acharné. « Pour être intégrée, il vaut mieux faire oublier qu’on est une femme », souligne ironiquement Charlotte*. Cette jeune musicienne est inscrite dans une spécialité au conservatoire national supérieur de musique de Paris, où les femmes se comptent sur les doigts de la main. Une donnée qu’on ne manque pas de lui faire remarquer.

« C’est constant et ça passe par l’humour – un enseignant m’a demandé en plein cours si j’avalais”. Et si on ne rit pas aux blagues, on est immédiatement cataloguée comme pas sympa ou coincée. Or être sympa c’est cinquante pour cent du métier si on veut décrocher des contrats et être rappelée. »

Dans un univers où la frontière entre vie privée et vie professionnelle est « très floue », Charlotte reste sur ses gardes. « Quand on travaille ça va, mais c’est en soirée qu’il y a des dérapages ». La main d’un enseignant s’est ainsi retrouvé sur ses fesses, lors d’une soirée arrosée. Si elle en parle avec ses amis musiciens qui la soutiennent, mais Charlotte préfère ne pas engager de polémique :« Si on répond, ça va être encore pire. »

« On m’a déjà dit : “Tu sais si tu veux avoir une bonne carrière, il faut la boucler de temps en temps” », déplore Sacha*, 27 ans. Cette violoncelliste a tenté de lutter contre le sexisme lors de son entrée dans la vie professionnelle. Remplaçante dans un groupe de jazz, la jeune femme a supporté sans broncher des réflexions sur son décolleté et autres « réflexions paternalistes » de la part de son employeur – un musicien renommé.

« Un soir de tournée, je suis entrée dans sa chambre d’hôtel pour demander du dentifrice. Il faisait la fête avec les musiciens. J’étais en pyjama et ils étaient ivres. Des plaisanteries ont fusé : “A poil !”, “enlève-le tu seras plus jolie”. Ça a été la goutte d’eau, je suis retournée dans ma chambre et j’ai pleuré toute la nuit. » 

Et lorsque Sacha a fait savoir à son employeur que cette attitude l’avait blessée, il ne « lui a plus adressé la parole ». « Il ne m’a plus rappelée pour des concerts. Je l’appelais tous les jours pour avoir des explications, il ne répondait pas. On m’a rapporté qu’il disait que j’étais hystérique, qu’il était impossible de travailler avec moi. »

« Je ne veux surtout pas que mes élèves pensent qu’il faut se foutre à poil pour réussir »

Un an et demi plus tard, Sacha s’est doucement remise de cette épreuve. Quand les premiers témoignages ont commencé à déferler, suite à l’affaire Weinstein, la violoncelliste s’est réjouie. « La parole est en train de s’ouvrir, constate t-elle. Le système commence à être remis en question. Et surtout on a des mots précis à mettre sur des attitudes précises, et ça change tout. De pouvoir décrire. J’espère que ça va faciliter la prise de conscience. »

Pour Emma, le geste artistique a fait suite au silence, catalyseur des anciennes blessures. L’ancienne apprentie comédienne est devenue élève réalisatrice. Elle a réalisé un court-métrage, T’as vu comme tu me regardes ?, réalisé en avril 2016 et visionné près de 160 000 fois sur YouTube, mettant en scène la violence du non-consentement. « En tant que réalisatrice, je fais très attention au regard que je porte sur les acteurs et les actrices. Je ne veux surtout pas qu’ils fassent des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. On est une nouvelle génération et on doit penser les choses autrement. »

Un passage de relais que soutient Charlotte. Si la musicienne se dit « assez pessimiste » quant à l’évolution des mentalités dans la musique classique, elle affirme « être très fière de son parcours » : « D’une génération à l’autre on a besoin de modèles, et je veux montrer aux plus jeunes que c’est possible d’arriver au plus haut niveau. »

De son coté, Anna a pris sa revanche, en mettant en scène. Elle vient de signer son premier projet professionnel, récompensé par un prix prestigieux.

« Je commence également à enseigner et je porte une grande attention à ce que peuvent vivre mes élèves.
Je ne veux surtout pas qu’elles pensent qu’il faut se foutre à poil pour réussir. »

 

Lire aussi sur l’Ecole du Spectacle : « Les femmes artistes disparaissent progressivement du métier à la sortie des écoles »

Etudiants du spectacle : cinq idées pour répéter gratuitement (ou presque)

(Club Photo Lyon2 via FLICKR)

Trouver des lieux de répétition est souvent la bête noire des étudiants du spectacle vivant. Jeunes danseurs, circassiens, musiciens ou comédiens, tous sont confrontés aux mêmes problématiques : comment répéter dans des conditions convenables lorsqu’on est entassé à cinq dans un petit studio ou que les voisins menacent d’alerter la maréchaussée à chaque mouvement d’archer un peu trop vigoureux ? De la même façon, préparer un spectacle ou un concert dans des conditions inconfortables ne prépare ni à la gestion de l’espace et du public ni à l’appréhension de l’acoustique.

L’Ecole du Spectacle a donc déniché cinq solutions pour que les artistes étudiants puissent répéter sans se ruiner.

Profitez de votre établissement

Que vous soyez une association étudiante ou tout simplement étudiant, des solutions existent pour répéter au sein de votre établissement. Si vous êtes à l’université ou en école, adressez-vous au Bureau de la vie étudiante (BVE) ou au Bureau des arts (BDA) pour réserver des locaux. En contactant les associations artistiques, il est généralement possible de bloquer des créneaux horaires pour répéter. Certains campus abritent également de véritables salles de spectacle (comme le théâtre Bernard-Marie-Koltès à l’Université de Nanterre ou le théâtre du Saulcy à l’Université de Lorraine). Idéal pour s’exercer in situ. Enfin, faites appel à la solidarité étudiante : n’hésitez pas à rejoindre des groupes dédiés sur les réseaux sociaux ou à poster sur la page de votre établissement pour partager vos bons plans. 

Faites appel aux mairies et aux associations de quartier

Si vous êtes une association loi 1901, il est possible d’entamer des démarches auprès de votre mairie pour obtenir l’accès à des salles de répétition. Des associations de quartier peuvent aussi vous prêter ou vous louer leurs locaux lorsqu’elles n’y sont pas présentes. A Paris, par exemple, la ville a mis en place la Maison des initiatives étudiantes, qui propose gracieusement des salles aux associations. Les locaux des Maisons des pratiques artistiques amateurs proposent des tarifs à partir de 2 euros l’heure. 

Pour motiver les élu.es à vous aider, proposez-leur un échange de visibilité en apposant leur logos sur vos supports de communication.

Recherchez des résidences de création

Vous voulez monter un spectacle et avez besoin d’une période continue de répétition ? De nombreux théâtres et espaces artistiques proposent ce qu’on appelle une résidence de création. Une immersion gratuite dans leurs locaux qui peut être suivi d’une « sortie de résidence », une présentation du projet aux professionnels et/ou au public. Pour postuler, il suffit de s’armer de patience et d’envoyer le dossier de création de votre projet aux lieux culturels situés dans votre région. N’hésitez pas à faire preuve d’audace et à demander directement un rendez-vous pour vous présenter et parler de votre projet.

Certains lieux sont spécialement dédiés aux résidences et proposent des tarifs raisonnables sur sélection de projets. Citons le Volapuk ou le 37e Parallèle à Tours, les studios de Virecourt aux alentours de Poitiers, la Pratique en région Centre-Val de Loire ou la Maison Maria Casarès en Charente.

Pensez au mécénat

Si vous êtes constitué en association loi 1901, vous pouvez faire appel au mécénat et demander à votre mécène de mettre à votre disposition des locaux. En échange de ce « mécénat en nature », vous pouvez, par exemple, proposer une représentation de votre spectacle ou un atelier de pratique artistique spécifique. Constituez un dossier présentant vos projets et les services artistiques que vous proposez et démarchez les entreprises autour de chez vous !

SPECIAL PARIS : quelques lieux alternatifs pour répéter à petits prix

Répéter dans la capitale peut s’avérer un véritable casse-tête pour le budget des étudiants du spectacle. Les salles de répétition classiques avoisinent en effet les 10 à 20 euros de l’heure et les espaces sont souvent saturés, sans parler de l’étroitesse des logements privés, peu propices à la répétition à domicile.

Voici une liste de lieux alternatifs qui proposent des tarifs plus abordables : La Villa Mais d’ici à Aubervilliers, le Théâtre de Verre dans le XIXe arrondissement, le Shakirail dans le XVIIIe, le Jardin d’Alice à Montreuil ou encore La Fontaine aux images à Aulnay-Sous-Bois.

Du côté du gratuit, le hall du Cent-quatre est mis à disposition des artistes, la coopérative La Génèrale propose des espaces de travail sur dossier avec possibilité de restitution publique, tandis que les occupants du Clos sauvage – espace d’activité autogéré à Aubervilliers – prêtent leur salle de travail aux jeunes artistes en échange d’une représentation.

Dans les coulisses d’un concours d’entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris

La salle d’audition Maurice Fleuret, prête à accueillir les candidats au concours d’entrée en troisième cycle (Agathe Charnet)

« – Je voudrais étudier ici, au Conservatoire de Paris, pendant deux ans, pour enfin arriver à lire correctement les notations des partitions contemporaines.

– Arrivé à un niveau tel que le vôtre, on est tout à fait en mesure d’être autodidacte. Avez-vous essayé de travailler seule à la compréhension de ces notations ? 

–  Seule ou avec des amis, j’ai essayé de déchiffrer mais ce n’est pas suffisant. J’ai besoin d’apprendre de façon plus précise. Je veux pouvoir tout jouer, le classique comme le contemporain ».

Face au jury attentif, une violoniste coréenne défend son projet avec âme, dans un français hésitant. Après avoir interprété durant une vingtaine de minutes des oeuvres de Pierre Boulez et Arnold Schoenberg, il s’agit en ce mercredi 20 septembre, de prouver qu’elle mérite sa place au sein du très sélectif troisième cycle du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP).

Un concours de « haut niveau »

Du 18 au 28 septembre 2017, une soixantaine de candidats sont auditionnés publiquement dans la vaste salle Maurice Fleuret du Conservatoire. L’élégance fragile des sonates de Debussy laisse place à des interprétations jazz sur des standards de la musique roumaine ou à la vivacité du chant lyrique contemporain, a capella. Qu’ils soient pianistes, chanteurs ou violonistes, issus de formations françaises ou internationales, tous ont pour but d’intégrer le Diplôme d’Artiste Interprète (DAI) ou de poursuivre leur cursus en doctorat d’interprète de la musique au Conservatoire. Au total, moins d’une vingtaine d’artistes seront retenus pour cette prestigieuse poursuite d’études.

« Nous sommes face à des musiciens de haut niveau, aussi bien dans la technique que dans l’interprétation, à quelques rares exceptions près, constate la présidente du jury, la compositrice de musique contemporaine Graciane Finzi, qui a enseigné plus de trente ans au CNSMDP. Cela va être un véritable casse-tête de les départager, à l’issue du concours ». 

Pour prétendre à une entrée en troisième cycle, les candidats doivent en effet attester d’un niveau master ou d’un diplôme de second cycle. A ce stade, ce n’est plus seulement leur savoir faire qui est minutieusement scruté par les membres du jury mais bel et bien leur virtuosité, l’évidence de leur présence scénique et la pertinence de leur projet d’études au Conservatoire.

Affirmer sa personnalité artistique 

Et la diversité des profils n’est pas sans simplifier la lourde tâche du jury. En une matinée, la salle Maurice Fleuret accueille un jeune artiste italien souhaitant soutenir une thèse sur la réhabilitation technique de la viole de gambe, une violoniste japonaise avide de s’immerger dans le répertoire contemporain occidental et Raphaël Jouan, violoncelliste de 23 ans issu du CNSMDP. 

« Si je suis reçu au DAI, mon souhait est de faire découvrir des sonates de compositeurs qui ont été oubliées du grand public. Comme celles de Joseph-Guy Ropartz [1864-1955 NDR], Louis Vierne [1870-1937] ou Alexandre Tansman [1897-1986], expose le jeune homme avec enthousiasme, à la sortie de son audition instrumentale.

Raphaël Jouan et son violoncelle, quelques minutes après son audition. (Agathe Charnet)

« Je ne suis pas du genre à m’angoisser des jours à l’avance, mais j’ai senti que j’étais assez tendu physiquement pendant mon passage », analyse t-il, un brin soucieux. Sans pour autant perdre de vue son objectif d’entrée en troisième cycle : « J’aimerais notamment établir un programme de concert, documenté et interactif, en duo avec une amie pianiste ». 

 Car, dans le cadre du DAI, les étudiants ont la possibilité de suivre des cours pour perfectionner leur pratique instrumentale mais aussi d’utiliser les ressources humaines comme matérielles du CNSMDP pour mener leur projet personnel. Collaborations avec l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique pour des enregistrements, consultation de fonds de partitions à la Médiathèque ou mise à disposition des salles de représentation, tout est mis en oeuvre pour affirmer au plus haut niveau la personnalité artistique de ces jeunes talents. 

Sonate de Louis Vierne, compositeur que Raphaël Jouan souhaite interpréter 

« Que je sois admis ou non, j’aimerais mener de front une vie de concertiste et de pédagogue dans le futur. Je suis passionné par la transmission, conclut avec enthousiasme Raphaël Jouan avant d’aller se concentrer pour préparer son oral de motivation, qui se déroulera cette fois-ci à huis clos. Un désir de partager son savoir et sa passion qui lui faudra, pour l’heure, communiquer à son jury. 

Concours d’entrée en troisième cycle, du 18 au 28 septembre (auditions publiques, entrée libre sans réservation) au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, 209 Avenue Jean Jaurès, 75019 Paris. 

Julie Bednarek, biologiste reconvertie dans les musiques actuelles : « Les formations d’Issoudun ont été une seconde chance ! »


 

« J’ai atterri dans la biologie un peu par hasard. Après un Bac S, je ne savais pas trop vers où m’orienter. Alors, j’ai suivi des études en biologie végétale – qui m’ont passionnée – et j’ai poursuivi jusqu’au doctorat, en physiologie et génétique moléculaires, tout en enseignant en parallèle. C’est en cherchant un contrat post-doctoral que j’ai compris que quelque chose clochait. »

Julie Bednarek a 33 ans. Dans son bureau, situé dans le troisième arrondissement de Paris, la chanteuse Christine and The Queens sourit sur un poster. Toute la semaine, Julie Bednarek passe des studios d’enregistrement aux salles de concert, conseille les artistes sur leurs productions et scrute Spotify ou Facebook à la recherche de nouveaux talents. Pourtant, il y a à peine trois ans, le quotidien de Julie Bednarek était à des années-lumière de celui d’une assistante de directeur artistique dans une boîte d’édition musicale et de production. La jeune femme partageait son temps entre les laboratoires, les salles de cours de l’Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand et « les champs et les serres, les mains dans la terre ».

« J’ai découvert que j’avais du flair »

« On me proposait des contrats post-doctoraux prestigieux, mais je me sentais incapable de les accepter, se souvient l’ancienne chercheuse. Je suis très intuitive, je me suis dit qu’il fallait que je prenne un peu de temps pour réfléchir, après des années la tête dans le guidon ». À cette époque, quand elle n’est pas dans son laboratoire, Julie Bednarek écume les salles de concert auvergnates. Elle accepte donc, au petit bonheur, la proposition d’amies de devenir barmaid puis programmatrice musicale dans un club clermontois. « Ca a été une révélation, il fallait anticiper ce que les gens allaient écouter, j’ai découvert que j’avais du flair ! On a eu quelques bons coups, on a programmé des groupes comme Feu! Chatterton, par exemple ». Julie Bednarek décide alors de faire ses adieux à la recherche et de se lancer dans l’aventure des musiques actuelles.

« Mes collègues étaient abasourdis. Je savais qu’en quittant la recherche, je ne pourrai plus jamais y revenir. Mais, pour la première fois, j’ai eu la sensation de faire un choix dans ma vie. »

Six mois pour tout apprendre aux formations d’Issoudun

Hors de question pour autant de se lancer dans l’aventure sans suivre un cursus professionnalisant. On recommande à Julie Bednarek les formations d’Issoudun, un « centre de formation professionnelle aux métiers des musiques actuelles », une référence dans le milieu. « Je savais que c’était extrêmement sélectif – près de 250 candidatures pour 20 places –, affirme-t-elle. Et que j’étais un OVNI total : hyperdiplômée et chercheuse en biologie. Mais j’ai fait preuve de détermination : j’ai été recommandée par des professionnels à Clermont-Ferrand, j’ai décroché une promesse de stage et j’ai été acceptée ! »

Durant six mois, financée par Pôle-Emploi, la biologiste en reconversion suit donc un cursus Assistant(e) de production des musiques actuelles, à Issoudun, en Centre-Val de Loire. Cinq jours par semaine, de 8h30 à 18h, elle retrouve les bancs de l’école et étudie sans relâche. « Avec la thèse, je pensais que j’avais une grosse capacité de travail, mais je n’étais pas du tout prête à ce qui m’attendait », s’amuse la trentenaire.

A Issoudun, les étudiants de sa promotion, âgés de 23 à 40 ans, sont mis au contact d’intervenants professionnels. Julie Bednarek découvre le secteur de l’édition musicale et de la direction artistique. « Une nouvelle révélation ». Après un stage au sein de la société d’édition musicale Warner/Chappell, elle est désormais embauchée en contrat à durée indéterminée chez REMARK, société fondée par Marc Lumbroso, éditeur et producteur qui a notamment collaboré avec Jean-Jacques Goldman, Raphaël ou Vanessa Paradis.

« La recherche m’aide encore aujourd’hui »

Aujourd’hui, Julie Bednarek ne regrette absolument pas sa reconversion. Passionnée par son métier, elle «touche à tout » de l’accompagnement des artistes dans leur carrière, à la détection de l’émergence musicale en passant par l’analyse artistique du travail des créateurs. « J’apprécie énormément le contact humain, que je ne trouvais pas toujours dans mon activité de chercheuse, analyse-t-elle. En revanche, la recherche m’aide encore aujourd’hui lorsqu’il s’agit d’écouter son instinct, d’aller là où ne s’y attend pas ou de sortir des sentiers battus ». Si la biologie lui manque « souvent », Julie Bednarek a la sensation d’avoir pris un virage décisif, au bon moment.

« L’industrie musicale et la crise du disque ne m’ont jamais fait peur. Je viens d’un milieu qui est tellement en difficulté depuis ces cinq dernières années – notamment au niveau des financements internationaux – que je me disais que, dans la musique, je trouverai toujours un job !

Quand j’ai été acceptée aux formations d’Issoudun, j’ai eu la sensation de voir la lumière au bout du tunnel. On m’a offert une seconde chance et je l’ai saisie. A fond. »

Au Conservatoire, les musiciens-ingénieurs du son inventent l’écoute de demain

Suspendu au plafond, au-dessus du piano à queue, un imposant enchevêtrement de fils dans lesquels sont disséminés des micros, à la façon d’insectes dans une toile d’araignée. Au centre de cet insolite magma aérien, on débusque une tête en plastique coiffée d’un casque.

Un arbre de microphones monté par les étudiants du CNSMDP (Photo : Aude Pétiard)
Au CNSMDP, les futurs ingénieurs du son apprennent à travailler la matière sonore ( Photo : Gauthier Simon)

Durant trois jours, en ce mois de mai 2017, les musiciens-ingénieurs du son en troisième année au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP) se sont livrés à une session d’expérimentations visuelles et sonores. À partir du travail d’improvisation de musiciens jazz et d’une danseuse, les étudiants cherchent à faire voyager leur futur auditeur au cœur du son, au plus près des modulations des instruments. S’il est déjà possible de se promener virtuellement à 360° dans une vidéo, c’est à un véritable itinéraire auditif auquel s’attaquent les futurs professionnels.

Le son à 360°
Dans un studio improvisé, adjacent à la salle d’enregistrement, Noé Faure, 24 ans s’affaire derrière l’écran d’un ordinateur.

À l’aide de deux logiciels expérimentaux, l’un développé par les équipes du service audiovisuel du conservatoire, l’autre prêté par L’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (IRCAM), son équipe est chargée de « spatialiser » le son, pour obtenir un effet dit « binaural ». L’oreille de l’auditeur est stimulée de façon à ce qu’il ait la sensation de déambuler parmi les instruments pendant que la caméra se déplace. Autre technologie de pointe utilisée par les étudiants du CNSMDP, un prototype de « micro du futur ». Une drôle de boule à facette dotée de 32 micro-capsules qui balaient le champ sonore, à 360 degrés.

Un prototype de micro du futur, doté de 32 microcapsules suspendu à l’arbre de micros (Photo : Aude Pétiard)

« On cherche à modifier la matière sonore, s’enthousiasme Noé. C’est un travail sur le son qui est encore peu exploré ». Le jeune homme, qui a choisi l’option « création » pour achever sa formation au CNSMDP, tient néanmoins à temporiser la place des nouvelles technologies dans son futur métier. « Même si c’est passionnant, il faut éviter de se retrouver piégé par les outils, explique t-il. Ce qui compte c’est le résultat final : le son. Peu importe la manière dont il a été enregistré ». 

Un métier en pleine mutation
Former des « artistes et des artisans de pointe », telle est la vocation de Denis Vautrin responsable du diplôme musicien-ingénieur du son au CNSMDP. Il faut dire que le métier d’ingénieur du son est en pleine mutation face aux révolutions numériques et technologiques. « Quand le département a été créé, il y a vingt-cinq ans, tous les diplômés travaillaient pour l’industrie du disque, rappelle Denis Vautrin. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 40% à se diriger vers le studio. 40% s’orientent vers le spectacle vivant et 20% vivent du droit d’auteur pour des compositions ou des arrangements. »

Les futurs directeurs du son se doivent aussi de maîtriser la prise de vidéo (Photo : Marion Bénet)

L’industrie musicale en pleine recomposition, la complexification des technologies d’enregistrement et la diversification des supports font de l’ingénieur du son un professionnel aussi polyvalent qu’autonome, appelé à réinventer en permanence son savoir. Pour s’adapter à ces mutations inhérentes à la profession, Denis Vautrin et son équipe considèrent leurs étudiants comme des « inventeurs de leur métier ». 

 « Nous associons les élèves à la maquette pédagogiques. Nous leur donnons un maximum d’outils pour qu’ils puissent trouver leur identité » explique t-il. Car les étudiants du CNSMDP sont « des artistes avant tout : le numérique dans l’art permet de toucher des gens, de créer de l’impact, mais le plus important, c’est d’avoir quelque chose à raconter ».

Place aux femmes !
Recrutés sur concours à Bac+2 et diplômés à un niveau master, les futurs maîtres du son ont une double formation de musicien et de scientifique. Pour entrer au CNSMDP, Marion Bénet, 22 ans est passée par une classe préparatoire à horaires aménagés qui lui a permis d’alterner cours de flûte traversière et révisions mathématiques. « Un ingénieur du son, c’est quelqu’un qui cuisine le son » s’exclame la jeune femme qui souhaite se diriger vers l’enregistrement de concerts classiques à l’issue des quatre années de formation au CNSMDP.

Le saxophoniste Vincent Lê Quang et Aude Pétiard, étudiante en 3ème année au CNSMDP, lors de l’atelier d’enregistrement (Photo : Gauthier Simon)

Si elles se positionnent de plus en plus à des postes prestigieux, les femmes sont encore loin d’être majoritaires dans cette profession qui a longtemps été réputée comme « masculine ». « Lors d’un stage dans un festival, le régisseur général m’appelait « la fille ». A la fin, il m’a félicité : «  Pour une fille, tu te débrouilles bien ». Sur le coup, je ne savais pas comment réagir » confie Aude Pétiard, 22 ans, la seconde fille de la promotion.

Depuis, Aude Pétiard a appris à ne pas se laisser faire. « Il n’y a pas de raison que nous soyons considérées différemment que les hommes, affirme celle qui souhaite faire de la création sonore pour le cirque. Il ne faut pas tenir compte des remarques, et suivre son envie ! »

A quoi rêvent les jeunes chefs d’orchestre ?

Cours de direction d’orchestre au Conservatoire de Paris sous la direction d’Alain Altinoglu (Photo : Ferrante Ferranti – CNSMDP)

« Attention à ta levée de poignet ! Montre davantage à l’orchestre ce que tu veux, sois plus précis ! ».

« Jordan, chante avec l’orchestre !

Il faut que tu chantes avec eux »

Les yeux d’Alain Altinoglu, chef d’orchestre et enseignant au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSM) sont rivés sur les poignets de Jordan Gudefin. D’une impulsion du bras droit ou d’un tressaillement de la main gauche, l’apprenti chef d’orchestre, baskets jaunes au pieds et chemise sombre, conduit l’interprétation de la Tragédie de Salomé, de Florent Schmitt, par une vingtaine de jeunes musiciens.

Au moins une fois par mois, les élèves de la classe de direction d’orchestre d’Alain Altinoglu s’exercent in situ, et découvrent une oeuvre du répertoire. Pour la Tragédie de Salomé, ils ont trois jours et demi de répétitions avant de se produire en public. Un temps de travail relativement long pour ces étudiants, qui viennent de France, de Russie et de Biélorussie. Les professionnels ont souvent deux jours pour se mettre au diapason avec un orchestre inconnu.

Dans la salle de concert du CNSM, la concentration est intense. Les six futurs maestros, assis sur les gradins, déchiffrent à voix haute les partitions et s’exercent inlassablement, brandissant leurs baguettes. Durant une vingtaine de minutes, ils vont se retrouver seuls face à l’orchestre des lauréats du Conservatoire, maitres du temps et de l’espace musical.

C’est l’une des dernières fois où Jordan Gudefin, originaire de Bourgogne, dirige en tant qu’élève. Dans quelques mois, il achèvera sa cinquième année au CNSM et sera propulsé dans le monde professionnel. A quoi rêvent les jeunes chefs d’orchestre ? C’est la question qui a conduit, en filigrane, notre entretien avec Jordan Gudefin. 

Jordan Gudefin, 28 ans 

Jordan Gudefin, étudiant au CNSM (Anne Bied Photographie)

J’ai passé le concours du CNSM [environ une quarantaine de candidats chaque année, pour une à trois places ndr] alors que j’étais en percussions au conservatoire de Strasbourg. Je me suis dis que si je l’avais, je serais chef d’orchestre, sinon je ferais autre chose. Cet état d’esprit correspond bien à ma personnalité. 

Au dernier tour du concours, on se retrouve face à un orchestre. J’avais alors très peu d’expérience de direction. Je ne saurai pas trop dire ce que j’ai fait, mais je crois que quelque chose s’est passé, puisque ça a marché !

Diriger

Durant ma scolarité au CNSM, j’ai beaucoup réfléchi au métier que j’apprends et à la façon de l’apprendre. Etre chef d’orchestre, ce n’est surtout pas être un dictateur. C’est être le gardien de l’homogénéité. C’est être capable de s’intégrer dans une vie de groupe, avec ses difficulté et ses atouts, pour amener les gens à être ensemble. Je n’aime pas trop ce mot de « chef » que nous utilisons en français. En italien ou en anglais on dit, littéralement, un « conducteur ». 

Lorsque vous levez un bras et que tout l’orchestre se met à jouer, c’est grisant, ce sont des sensations corporelles impressionnantes. En ce moment je ne travaille pas avec une baguette. Vous savez, si on utilise une baguette, c’est parce que les musiciens de l’orchestre nous voient de loin. La baguette permet un prolongement, une amplification du geste.

Comme on est une petite formation pour Salomé, je dirige sans baguette. J’aime expérimenter. Parfois, j’ai la sensation de toucher la matière musicale.

Être face à un orchestre c’est beaucoup de pression. ll faut être dans le pur présent, savoir quoi dire aux musiciens ou exactement quoi faire au bon moment. Je fais du sport, de la course à pied pour décompresser.

Croire en soi 

Je sors du Conservatoire dans quelques mois. J’ai déjà des pistes : je suis chef assistant à l’Orchestre Français des Jeunes et j’ai une commande à l’Orchestre de Normandie que je vais diriger. Je vais aussi préparer des concours internationaux. Les concours ce sont de gros tremplins mais c’est dangereux, on peut se brûler les ailes. 

Si j’ai le droit de rêver ? Alors devenir directeur musical : être invité à droite à gauche, toutes les deux ou trois semaines pour jouer dans un orchestre différent, voir le monde ! Et un conseil pour y arriver ? Croire en soi, « never give up ! ». Le jour où l’on s’arrête de croire en soi, c’est fini, on ne peut plus diriger.

S’engager 

Dans notre classe, nous ne sommes que des hommes en ce moment. La seule femme a dû suspendre ses études car elle ne maitrise pas assez bien le français. J’espère qu’elle va s’accrocher et revenir, elle a un talent fou.

Pour moi la direction d’orchestre n’est pas un métier masculin, je ne sais pas ce que c’est, un métier masculin. Seules les compétences comptent. L’année dernière, nous avons été dirigés par Susanna Mälkki. Je ne me suis dit à aucun moment « c’est une femme » : elle était comme n’importe quel autre des chefs d’orchestre invités, elle était compétente. 

Ce qui est très important pour moi, aussi, c’est d’aller chercher de nouveaux publics. Sinon, la musique classique meurt un peu. Je suis boursier, j’ai suivi ma scolarité gratuitement et j’ai la sensation d’avoir des responsabilités, de devoir rendre un peu de ce qu’on m’a donné. Avec des amis, nous avons fondé La Cordée, un ensemble à cordes et un ensemble vocal avec lequel nous voulons faire des concerts partout : dans les hôpitaux, les maisons de retraite, dans les écoles…

ll faut être dans le monde. C’est peut-être ça, un des nouveaux sens du métier de chef d’orchestre.