« Le combat c’est de se donner la possibilité d’exister » : être un jeune acteur noir ou métis en France, en 2018

Le Manifeste Noire n’est pas mon métier (Seuil, 2018) appelle à la prise de conscience du racisme latent dans le cinéma et le théâtre français

« Il y a deux ou trois ans, j’ai été appelée pour passer un casting. Il s’agissait d’interpréter une étudiante qui, pour payer ses études, travaille comme gogo-danseuse dans un bar de nuit. Je prépare le rôle et j’apprends mon texte quand je reçois un appel de la directrice de casting : « Finalement, tu ne vas pas auditionner pour le rôle. La production trouve que ça fait trop. Noire et gogo-danseuse ».

Ce récit de Léna, comédienne de 29 ans, aurait pu trouver sa place au sein du manifeste Noire n’est pas mon métier (Seuil, 2018) rédigé à l’initiative de l’actrice Aïssa Maïga. Seize comédiennes, noires et métisses, de toutes générations, y racontent sans concession les remarques humiliantes, les rejets sans appel et les aberrations sexistes suscités par la couleur de leur peau dans les milieux du cinéma et du théâtre français.

Si le manifeste fait état d’une glaçante réalité et d’un racisme systémique, qu’en est-il pour les jeunes comédiens, noirs et métis, qui s’apprêtent à entrer sur le marché du travail et à marquer une nouvelle génération ? Entre esprit de révolte face aux caricatures dans lesquelles ils ont parfois déjà été cantonnés et volonté sans appel de transcender et dépasser par leur art les questions de représentations, l’Ecole du Spectacle a rencontré des jeunes comédiens et comédiennes, âgés de 25 à 32 ans.

« Le professeur n’aime pas trop les colored-people ! »

« C’est en arrivant au Cours Florent puis au Conservatoire que je me suis vraiment rendue compte de ce que ma couleur de peau impliquait. De toute cette histoire que malgré moi je porte et de la violence, souterraine ou explicite, qu’elle véhicule ». Grace Seri a 27 ans. Diplômée depuis deux ans du prestigieux Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD) de Paris, elle se souvient avec effarement d’une séance de travail menée par l’ancien directeur du CNSAD, Daniel Mesguich, alors qu’elle était élève en première année.

« On préparait une scène où je jouais Electre. Mes partenaires étaient tous blancs – j’étais la seule noire de ma promotion – et Daniel Mesguich s’est soudain exclamé : « J’ai une idée incroyable, on va tous vous peindre en noir, sauf Grace bien sûr ! ». J’ai demandé à mes camarades de me retrouver après le cours d’interprétation et je leur ai annoncé que je ne continuerais pas à travailler dans cette direction. Je ne suis pas parvenue à leur expliquer le pourquoi du comment, j’avais du mal à mettre des mots sur ce qui venait de passer. »

Lymia Vitte, 29 ans, comédienne fraîchement sortie de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Paris (ESAD) garde, quant à elle, un souvenir amer d’une audition pour entrer dans un conservatoire d’arrondissement parisien, en 2010.

« Comme cela se fait souvent dans les concours, le président du jury a demandé aux postulants quels autres conservatoires ils avaient tentés. Quand est venu mon tour et que j’ai indiqué que je n’avais pas été retenue dans un certain conservatoire, il s’est exclamé en riant : « c’est normal, le professeur n’aime pas trop les colored people ! ». Il a dit ça devant tout le monde, sur le ton de la blague, je n’ai rien pu répondre. ».

« Au théâtre, presque jamais de comédiennes noires »

Autant d’instants de racisme ordinaire qui ont marqué la formation professionnelle de ces jeunes actrices. Autant de violences latentes qui sont parfois venues questionner leur désir de se positionner dans un milieu professionnel où les visages et les corps frappent par leurs similitudes.

« Quand j’allais au théâtre, je ne me sentais pas représentée, je ne voyais presque jamais de comédiennes noires, confie Maroussia Pourpoint, 27 ans, sortie en 2017 du CNSAD. « J’ai mis près de quatre ans à me décider à passer le concours du Conservatoire, j’avais la sensation que ce n’était pas pour moi, le théâtre subventionné, que je n’y avais pas ma place ».

Mazarine* ( le prénom a été changé), 25 ans, a été surprise qu’on lui fasse publiquement remarquer qu’elle était la première étudiante noire recrutée par la nouvelle direction d’une école nationale d’art dramatique. « C’était une phrase assez intrigante pour moi, pour commencer une scolarité ». Tout au long de ses études, Mazarine a d’ailleurs été très attentive aux rôles dans lesquels on l’a distribuée.

« Durant un atelier, on m’a donné le rôle principal Il s’agissait d’une femme adoptée, qui précisait dans une phrase qu’elle n’était pas blanche. Ca m’a beaucoup questionnée et ça m’a renvoyée à la question de ma légitimité. M’avait-on donné ce premier rôle parce que j’étais la seule noire de la promotion, pour justifier la dramaturgie, ou parce qu’on avait confiance en mes capacités d’actrice pour le défendre ? ».

« Il faut être noir pour rentrer au Conservatoire »

Si Mazarine a parfois trouvé « complexe » d’être la seule noire de sa classe, elle a depuis la certitude que « les choses sont en train de bouger ».  Et notamment, dit-elle, « grâce aux classes préparatoires qui contribuent à ce qu’il y ait plus de représentations sur scène qu’on y voit davantage de visages et de personnalités, porteurs d’une autre parole ».

En effet, depuis le début des années 2010, certaines écoles supérieures d’art dramatique – comme le Théâtre National de Strasbourg, la Comédie de Saint-Etienne ou l’Ecole Supérieure de Théâtre Bordeaux Aquitaine – proposent des dispositifs d’égalité des chances et des classes préparatoires gratuites dans le cadre de leurs très sélectifs concours d’entrée.

« Le Conservatoire est beaucoup plus représentatif de la société depuis que les dispositifs d’égalité des chances ont été mis en place et que Claire Lasne-Darcueil est arrivée à la direction, remarque Maroussia Pourpoint, qui fait partie de la première génération de diplômés recrutés par la directrice du CNSAD. « Avant, quand on regardait les trombinoscopes des anciennes promotions, c’était plutôt « un noir pour faire quota », aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas ».

Une ouverture affichée et médiatisée du recrutement qui a parfois été des plus déboussolante pour les candidats racisés.

« Quand je passais les concours, j’ai eu droit à des réflexions comme « oh toi, tu as toutes tes chances parce qu’il y a des quotas », confie Lymia. « J’ai récemment entendu des candidats recalés dire « de toute façon pour rentrer au Conservatoire, il faut être noir ou pauvre », ce qui n’est vraiment pas agréable, ajoute Maroussia. « Quand j’ai passé le concours pour entrer dans mon école, les autres postulants me demandaient si je venais de la classe préparatoire, alors que ce n’était pas le cas, se souvient Mazarine.

« Mais quoi qu’on pense de ces dispositifs, le plus important, c’est que le plus grand nombre possible de candidats y aient un libre accès, qu’ils travaillent d’arrache-pied pour être admis et qu’ils sachent ce qu’ils valent. », précise Mazarine.

Une affirmation que confirme Illyas (le prénom a été changé), récemment diplômé du CNSAD et membre du jury du concours. « Aucun candidat reçu au Conservatoire n’est admis par hasard, affirme t-il. Ce qui est reconnu en premier lieu, c’est le talent, c’est le désir

Dans son jeune parcours professionnel, sa couleur de peau n’a pas été un obstacle pour Illyas. « Pour moi la question n’est pas quel rôle tu vas pouvoir jouer mais plus qu’est ce que tu vas lui apporter avec ta singularité. Le fait d’être métis est pour moi davantage une chance qu’un handicap, au théâtre du moins. »

« Représenter des minorités »  

Un point de vue qui n’est pas celui de Lymia Vitte : « Ma scolarité à l’ESAD s’est très bien passée, c’est au moment de passer des auditions, en troisième année, que je me suis dit, tu es femme, tu es métisse et tu veux faire ce métier ? Ca va être plus compliqué que prévu !»

« Cherche jeune comédienne noire ». Une annonce qui lui a permis dans un premier temps d’être plus spécifiquement repérée pour passer ces auditions. Mais souvent pour les mêmes types de rôles.

« On me propose des rôles qui sont spécifiquement adaptés à ma couleur de peau. Ou des rôles écrits par des auteurs francophones africains parce qu’il faudrait forcément une distribution noire, observe t-elle. C’est le serpent qui se mord la queue : on veut diversifier les scènes théâtrales mais on est souvent choisis pour représenter des minorités ».

Car, pour cette nouvelle génération d’acteurs, l’enjeu est bel et bien d’accéder aux mêmes rôles que les comédiens caucasiens, notamment dans le répertoire classique. « Les metteurs en scène ne pensent pas de façon naturelle que Roméo ou Juliette pourraient être noirs, déplore Maroussia Pourpoint. En tant que comédienne c’est parfois décourageant de regarder le paysage théâtral français, on se dit qu’on ne correspondra jamais

Grace Seri, pour sa part, porte une attention extrême aux rôles qu’on lui propose,  quitte à refuser du travail.

« Je ne nie pas ma couleur de peau mais ce qui me tient à coeur c’est de parler du monde. Je ne veux pas être désignée uniquement comme une actrice de théâtre politique, je veux avant tout véhiculer de la poésie. et la poésie n’a pas de couleur » affirme t-elle.

Dans ce combat, Grace Seri a remporté des victoires. Lors d’une rencontre avec le public à la suite d’On purge bébé de Feydeau, une enseignante s’est interrogée sur le choix du metteur en scène d’avoir engagé une actrice noire. « Georges Lavaudant, le metteur en scène, a répondu du tac au tac : « parce que, comme vous l’avez vu, elle est extrêmement douée. Il n’y a aucune autre question à se poser ».

« La jeune première et la racaille »

Si les jeunes acteurs interrogés partagent l’idée qu’il est plus facile de trouver sa place dans l’univers théâtral, « plus humain », tous portent un regard tranché sur le cinéma et ses stéréotypes sclérosants.

« Toi, ton problème c’est qu’on ne sait pas dans quelle case te mettre, racaille ou jeune première ? Je te conseille de t’orienter vers la racaille, si tu veux faire du cinéma en France ».

C’est ce qu’un réalisateur a appris à Maroussia Pourpoint lors d’une formation au cours Florent. Sans oublier le rôle intitulé « petite beurette en survêt’ » pour lequel elle a auditionné il y a deux ans.

« On est avant tout appelés pour la couleur et c’est très frustrant confirme Léna, qui a passé de nombreux castings en France. « Comme je suis métisse, je comprends souvent que je suis trop foncée ou pas assez noire pour les rôles ».

« En huit castings, j’ai auditionné pour cinq rôles de voyou, deux rôles de footballeurs et un rôle d’immigré » énumère Kendrick  (le prénom a été changé), 32 ans, comédien à Paris. On m’a souvent dit que, si je voulais tourner, il fallait que je « sorte mon coté guetto », que j’étais trop calme, que je m’exprimais trop bien. Alors que ce n’est pas absolument pas ma nature de comédien. »

« Faire entendre une autre voix »

Pour travailler dans le cinéma, Kendrick a donc décidé de passer de l’autre côté de la caméra. « Mon aigreur face à ce milieu, je l’ai transformée en rage puis en motivation pour écrire des scénarios » dit-il. Son projet de long-métrage met en scène un héros noir et sa famille. Si Kendrick s’attaque désormais au monde de la production audiovisuelle – « un producteur m’a récemment dit lors d’un rendez-vous qu’il y avait trop de noirs sur le visuel de mon projet » – il est déterminé à bousculer les représentations racisés dans le cinéma français.

Tout comme Maroussia Pourpoint qui a commencé à écrire, mettre en scène et enseigner en parallèle à sa jeune carrière de comédienne.

« Je veux être un modèle pour la jeunesse, je veux montrer que c’est possible d’y arriver, affirme celle qui a créé un spectacle autour de Joséphine Baker. Il y a tout un système à changer dans le cinéma et le théâtre français et j’espère y contribuer en faisant entendre une autre voix ».

Face au manifeste Noire n’est pas mon métier, les jeunes comédiens interrogés font part de leur adhésion à voir ces enjeux cruciaux pour leur carrière enfin portés sur la sphère publique. « Je suis optimiste pour l’avenir, j’ai confiance en ma génération d’étudiants. Mais je veux rester vigilante, affirme Mazarine. Il est hors de question que je sois cantonnée à mon physique, ça met dans des peines atroces. Il est aussi de la responsabilité des autrices, des auteurs et des scénaristes de nous laisser faire notre métier et non notre plaidoirie. »

« Je pense que les choses sont en train de changer, confirme Grace Seri. Le Manifeste Noire n’est pas mon métier, je n’ai pas pu le lire jusqu’au bout, c’était trop dur d’être confrontée à cette violence que je vis de façon frontale. Mais ça m’a remis face à mon objectif, à pourquoi je fais ce métier. Je veux d’un jour, une petite fille puisse allumer la télé et qu’elle puisse se reconnaître, se projeter, rêver. Il faut qu’elle puisse se dire qu’elle existe. Le combat, c’est ça, c’est se donner la possibilité d’exister ! ».

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« Je cherche à créer une nouvelle forme de poésie », Sébastien Palluel, étudiant à l’école 42 et artiste-codeur

Extrait de Vibration, oeuvre visuelle générée par un algorithme

Sur l’écran, un organisme orangé se dilate, se multiplie et s’étiole avant de disparaître dans un vrombissant tourbillon de pixels. Il laisse place à un ciel noir de jais où palpite en arythmie une aveuglante boule de lumière. Postés à coté de l’écran de projection, l’artiste-codeur Sébastien Palluel, 25 ans et et les musiciens Boris Haladjian et Thibault Csukonyi, 29 et 30 ans, ont les yeux rivés sur leurs ordinateurs. D’un clic, ils dialoguent en direct avec leur oeuvre visuelle, qui évolue en temps réel face au spectateur, en fonction du son que les comparses diffusent.

Bienvenue dans « Vibration », installation audiovisuelle immersive, entièrement générée par des lignes de code, qui sera présentée le 12 mai prochain au Musée national des arts asiatiques-Guimet, à Paris dans le cadre de la semaine d’exploration sonore Cosmophonia.

Passionné par les interactions entre le son et l’image, Sébastien Palluel a imaginé une application capable de créer des visuels selon la « plastique sonore » qu’elle perçoit. S’appuyant sur une narration élaborée au préalable, l’algorithme créée de façon autonome des images, en réagissant aux intensités du son diffusé dans la pièce. Un « art génératif » donc, à l’ère où le cinéma et la musique expérimentales flirtent avec la révolution numérique et ses infinies possibilités. « Une nouvelle forme de poésie » selon Sébastien Palluel, passionné de cinéma et actuellement étudiant à l’école de développeurs informatiques 42.

Qu’est-ce qui vous a mené à l’art génératif ?

J’ai un parcours assez atypique. J’ai fait une classe préparatoire littéraire option cinéma puis j’ai étudié le cinéma expérimental et la musique assistée par ordinateur en master à l’Université Paris VIII. Il m’a très vite semblé que le montage en cinéma était trop figé, trop réducteur. J’ai eu envie d’expérimenter un médium où le son et l’image seraient en symbiose, de faire résonner les arts en correspondance et en synergie. Le numérique permet de renverser ces frontières. Je me suis donc initié en autodidacte au code et à la programmation.

Une fois mon master terminé, mes amis m’ont conseillé de tenter la « piscine » [le concours d’entrée à l’école 42, NDR ] que j’ai réussie en 2016. Si l’école 42 ne me sert pas directement dans ma pratique artistique, j’y trouve une grande liberté et une interaction précieuse avec les autres élèves.

Dans « Vibration », l’oeuvre que vous proposez, savez-vous à l’avance ce qui va se produire ?

Avec les musiciens et sound-designers Boris Haladjian et Thibault Csukonyi, nous définissons au préalable une trame narrative et sonore pour nos pièces. Pour « Vibration », nous nous sommes inspirés du  « Bardo Thödol», le livre des morts tibétains, pour proposer au spectateur un voyage immersif et contemplatif. Nous avons notamment puisé dans les archives sonores du Musée Guimet pour créer notre bande originale. Il y a donc un dispositif de base qui est minutieusement programmé – un processus très chronophage car il nous a fallu plus d’un an pour créer quarante minutes de performance.

Cependant, comme une partie de l’oeuvre est générée en direct par des algorithmes, nous ne pouvons jamais savoir à l’avance à quoi elle va ressembler. En fonction de l’intensité sonore que nous diffusons, les formes ne sont jamais les mêmes. L’image se modifie en temps réel.

En définitive, ce qui me plait le plus, c’est ce dialogue entre les performeurs, l’oeuvre et le spectateur. C’est finalement comme un « bœuf » en jazz : on pose des bases esthétiques avec les musiciens et on improvise.

Extrait de Orphism, la dernière création du collectif TRDLX dont fait partie Sébastien Palluel 

Dans cette interaction en direct avec le public et votre application, qu’est ce qui vous interpelle ?

Les logiciels permettent de créer une forme de poésie nouvelle. Ce sont des nombres et des variables que l’on manipule. Des données que l’on affine et qui permettent de rendre l’image digeste et parfois incroyablement esthétique. On ne sait jamais ce qui va arriver de façon précise. J’aime comparer ce processus artistique à la théorie du chaos qui régit la nature. En art génératif aussi, l’harmonie vient du chaos, on se laisse surprendre par des hasards plastiques, rien n’est linéaire.

Et, paradoxalement, utiliser cet outil pour créer une oeuvre d’art permet aussi de se libérer de certaines angoisses liées à la technologie.

Quelles angoisses ?

Vous savez, on dit souvent que ce sont ceux qui sont les mieux formés en matière de nouvelles technologie qui sont les plus inquiets ! J’ai la sensation de vivre une période où tout va si vite en terme d’avancées technologiques : le transhumanisme, l’intelligence artificielle, le flux continu d’information éparses… On a parfois l’impression que l’humain ne pourra plus suivre ce cycle du progrès.

En utilisant des logiciels pour créer un espace de méditation et de contemplation, un instant où le temps s’arrête, j’aime à penser que c’est un processus cathartique, quelque chose de curatif.

On ne peut pas aller contre la technologie mais on peut l’utiliser pour transcender les peurs qu’elle génère.

Vibration, performance proposée à l’auditorium du Musée Guimet, le samedi 12 mai à 16h30, 6 place d’Iéna, 75116 Paris. 

« Nous sommes des athlètes », Farrah El Dibany chanteuse à l’Académie de l’Opéra de Paris

UNE SAISON A L’ACADEMIE DE L’OPERA DE PARIS (EPISODE 1/3 – FARRAH)

@Alfheidur Gundrunsdottir

On la rencontre une première fois en février 2018, dans les méandres labyrinthiques des 14 étages de l’Opéra Bastille, à Paris. On entend d’abord sa voix mezzo-soprano qui s’échappe de la porte capitonnée d’un studio de répétition. Puis, on aperçoit une grande silhouette mince dans un jean brut, grignotée par une cascade de cheveux noirs. Pour son 29ème anniversaire, Farrah El Dibany, comme chaque jour ou presque de sa vie, chante. Debout près du piano, sous le regard attentif de sa répétitrice, elle s’envole dans les aigus. « Be careful with the crescendo, la voix doit passer au-dessus de toi » l’enjoint son enseignante. Farrah secoue la tête, ouvre grand les bras et continue, inlassablement, d’explorer les nuances subtiles du répertoire lyrique de Gustav Mahler.

Farrah El Dibany, née à Alexandrie en Egypte, est depuis deux ans intégrée à l’Académie de l’Opéra national de Paris. Ils sont ainsi 41 jeunes artistes et artisans issus de 10 corps de métier différents à bénéficier de cette immersion exceptionnelle au sein de la prestigieuse maison. Recrutée sur concours – près de 400 dossiers pour 12 places parmi les chanteurs – Farrah enchaine les récitals, les séances de coaching personnalisées et les participations aux différents événements qui rythment la saison de l’Académie.

Ce mois de mars 2018 marque d’ailleurs le spectacle de ces talents issus du monde entier. Les jeunes musiciens, chanteurs, chefs de chants, maquilleurs ou costumiers se sont mobilisés pour présenter Kurt Weill Story, du 17 au 24 mars 2018, dirigés par la metteuse en scène Mirabelle Ordinaire, académicienne en 2015-2016. L’occasion de retrouver Farrah au sortir d’une répétition, une tasse de thé entre les mains – « il faut garder la voix chaude, toujours » : 

L’Opéra

Je me demande parfois, pourquoi je fais ça. Enfin, je veux dire, pourquoi on chante des opéras. Je crois que c’est parce que c’est vivant, oui. Ca doit être ça. C’est vivant. Le sentiment d’être sur scène, de chanter, c’est tellement addictif.

L’Académie

J’ai commencé le chant lyrique à 14 ans, à Alexandrie en Egypte, avant de faire des études en Allemagne [à l’Académie de musique Hanns-Eisler de Berlin puis à l’Université des arts de Berlin NDR]. J’ai passé le concours pour entrer à l’Académie de l’Opéra de Paris en 2016. L’Académie, c’est très prestigieux, d’un très haut niveau. Et c’est moderne, aussi. C’est ça qui m’a donné envie. C’est ma deuxième année ici et je dirais que l’ambiance est très familiale. On passe tout notre temps ensemble, avec les autres artistes de l’Académie. On vient du monde entier, on se connaît tous.

Il y a aussi l’opportunité de rencontrer de grands chanteurs, des solistes incroyables qui viennent se produire à l’Opéra. Si tu as le courage, tu peux aller leur parler et leur demander de te faire travailler.

Garder sa voix

On est des athlètes. Il faut tout faire pour garder notre voix, pour la garder le plus longtemps possible. Jusque soixante ou soixante-cinq ans. C’est de l’endurance. Pour ça, j’ai des règles de vie. J’ai besoin de beaucoup de sommeil, neuf à dix heures par nuit. Je ne bois pas, je ne fume pas, je ne mange jamais épicé – ça brûle les cordes vocales. Et le pire, c’est de parler. C’est même pire que l’alcool, de parler. Il faut éviter les endroits trop bruyants, où l’on pousse la voix dans les discussions. Alors, les jours de représentation, j’essaie de parler le moins possible, comme ça, tout doucement…

Kurt Weill, Carmen et Dalida

J’adore travailler Kurt Weill. Ca se rapproche d’un répertoire que j’aime. Celui des comédies musicales. J’en ai beaucoup chanté. La Belle et la Bête, Chicago… Et puis Dalida. Dalida, vous savez, c’est mon idole. Quand elle chante, elle est tellement théâtrale, dans chacun de ses mots, dans chacun de ses gestes. Elle sait comment emmener le public avec elle sur scène. J’ai chanté « L’histoire d’un amour». Vous pouvez trouver la vidéo, sur ma chaine YouTube.

Mon rôle rêvé c’est Carmen. Je l’ai déjà chanté. Mais je voudrais l’interpréter encore et encore. Je suis en extase quand je chante ce rôle.  Carmen… Elle a cette liberté, cette façon de vivre le moment, de faire ce qu’elle veut, même dans sa mort. Est-ce que je lui ressemble ? Peut-être… En tout cas, dans tous mes rôles, j’essaie de chercher Carmen. Je pense que dans chaque femme, il y a une petite Carmen… 

Pas de selfies dans les loges

Pour se faire connaitre aujourd’hui dans le milieu, les réseaux sociaux c’est obligatoire. Il faut avoir un site, un compte Instagram… Moi, je les utilise mais uniquement de façon professionnelle. Il n’y a pas longtemps, j’ai tourné une publicité sur les toits de  l’Opéra. Ca je l’ai partagé. 

Mon compte Instagram est privé, par contre. Je n’aime pas trop la façon qu’ont certains artistes de se mettre en scène en permanence. Je ne suis pas du genre à faire des selfies dans les loges !

Habiter dans sa valise

La vie que je m’apprête à mener est une vie de voyages. Ca me va, j’adore voyager ! Il faut se préparer à vivre dans les aéroports, à habiter dans sa valise. J’aimerais bien garder Paris comme camp de base. Je me sens chez moi ici. Je n’en ai pas vraiment fini avec Paris !

Si je parle des langues étrangères à part le français et l’arabe ? Et bien l’anglais, l’allemand, l’italien, je les parle couramment. Je maîtrise aussi un peu le grec et l’espagnol. Et je chante souvent en russe.

Débuter dans la lumière

L’année prochaine, je reste à l’Académie pour une nouvelle saison. Ce sera ma dernière chance de perfectionner ma technique, de régler ce qui doit encore l’être. Je veux profiter à fond de l’Académie, il y a de beaux projets. Comme d’aller en résidence au Bolshoï à Moscou et de se produire là-bas.

En même temps, je dois commencer à chercher un agent. Un agent c’est indispensable pour faire une carrière de soliste. C’est eux qui te dirigent vers les auditions. C’est une des premières questions que l’on te pose dans le milieu de l’opéra. « Vous avez un agent ?». Il faut que ce soit quelqu’un qui ait une bonne réputation et surtout que ce soit une personne saine. C’est-à-dire une personne qui ne te force pas à chanter quand tu es malade par exemple. 

Et ensuite… Ensuite j’espère intégrer une troupe en Allemagne ou commencer une carrière de soliste, en free-lance. On verra bien ce qui se présente !

Kurt Weill Story, jusqu’au 24 mars 2018, Opéra Bastille, place de la Bastille, 75012, Paris

Egalité femmes/hommes dans la musique actuelle : « tout passe par la formation »

La chanteuse Juliette Armanet consacrée « Album révélation » aux Victoires de la Musique 2018 (capture d’écran YouTube)

Elles s’appellent Camille, Juliette Armanet, Fishbach ou Angèle et la saison musicale 2018-2019 ne se fera pas sans elles. Cette nouvelle génération de chanteuses, âgées de 39 à 22, semble prouver que la relève de la musique actuelle se conjugue dorénavant au féminin. Pourtant, le secteur des musiques actuelles et du jazz est loin d’être des plus paritaires. A titre d’exemple, parmi les compositeurs inscrits à la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) en 2015, 8% seulement étaient des compositrices. En 2016, seulement 10% des scènes de musiques actuelles étaient dirigées par des femmes tandis qu’en 2012, les enseignantes en musiques actuelles en conservatoire représentaient 13% des effectifs (et 4% dans les Conservatoire à Rayonnement Régional).

Un état de fait qui se forge dès l’apprentissage, du choix de l’instrument de musique à l’orientation professionnelle, selon Natasha Le Roux, artiste et enseignante au conservatoire de Pierrefitte-sur-Seine (93). Cette musicienne est coordonnatrice au sein du pôle Musiques Actuelles de HF Île-de-France, une association qui milite pour l’égalité entre les sexes dans la culture. Depuis 2016, HF a lancé la « saison Egalité Musiques Actuelles » afin de sensibiliser les structures franciliennes à ces questions, des salles de concert aux lieux de formation. Un seul objectif pour Natasha Le Roux : que les musiciennes de demain « trouvent du travail et vivent de leur art, à égalité avec les hommes ».  

Quel rôle l’enseignement des musiques actuelles joue dans l’inégale féminisation du secteur ?

On s’aperçoit que les musiques actuelles et le jazz sont les deux secteurs les plus discriminants parmi toutes les professions artistiques. Néanmoins, ces inégalités sont encore difficiles à mesurer du fait du faible nombre de statistiques disponibles.

On peut dire qu’il y a un vrai échec des lieux d’enseignements à mener de façon égalitaire les filles et les garçons vers ces métiers. Il faut que les structures d’enseignement privées et publiques se questionnent sur ce sujet.

Les départements de musiques actuelles dans les conservatoires sont très récents – ils sont en train d’ouvrir dans un certain nombre d’établissements. Il y a eu et il y a toujours une absence de structuration des études des musiques actuelles dans les conservatoires. Or, l’enseignement public garantit pour les musiciennes des grilles d’évaluation équitables et des processus de sélection moins arbitraires que dans le privé. Partout où il y a des diplômes, il y a plus d’égalité hommes-femmes. 

Le secteur des musiques actuelles est-il l’objet de stéréotypes qui peuvent rebuter les jeunes femmes dans leurs choix d’orientation ?

L’image que l’on se fait des musiques actuelles correspond au XXème siècle. Une esthétique, des narrations musicales et des narrations textuelles façon « sexe, drogue et rock’n roll ». Cela a été vrai dans les années 1970 où l’on développait des valeurs et des esthétiques très viriles. Aujourd’hui, les musiques actuelles ont changé, elles ne se cantonnent plus au trio « guitare, basse, batterie ». Les esthétiques se développent : on peut observer l’essor de la musique électronique et les nouvelles narrations qui se mettent en place. Mais si les esthétiques changent, la mentalité demeure figée dans cette idée de transgression virile, qui n’en est plus une aujourd’hui.

Le géographe spécialiste du genre Yves Raibaud a démontré que les activités de jeunesses qui tournent autour des musiques actuelles sont les nouveaux lieux de la construction de la virilité et de la masculinité. Que ce soient les studios de répétition, les salles de concert ou les festivals. Outre le fait qu’ils excluent les femmes, ils sont des lieux de reproduction et d’accentuation des stéréotypes de genre. Et cela se perpétue dans le monde professionnel : entre 1984 et 2016, seules 4 femmes sur 48 lauréats ont remporté la Victoire de la Musique du meilleur album.

Quel rôle peuvent alors jouer les lieux d’enseignement vers davantage d’égalité ?

Ce que l’on préconise chez HF, c’est avant tout la formation. Il faut que les structures publiques développent un enseignement des musiques actuelles opérant et attentif à une égalité de ses effectifs. Cette égalité passe aussi bien par une mixité des élèves mais aussi des enseignants. La première règle pour avoir des étudiantes en musiques actuelles, c’est d’obtenir une mixité des équipes enseignantes ! C’est important de pouvoir se projeter dans une carrière et d’avoir des modèles.

De la même façon, il faut que les lieux de formation intègrent le matrimoine dans leurs contenus pédagogiques ou même dans les visuels qui décorent les salles d’apprentissage. Quand on voit uniquement des compositeurs affichés au mur, ça n’aide pas les petites filles à se dire qu’il y a toujours eu des musiciennes et des compositrices dans l’histoire de la musique.

Enfin, en tant qu’enseignant, il faut apporter aux étudiantes un regard objectif sur le métier. Ne pas idéaliser le secteur comme le fait une émission comme The Voice qui donne l’idée que tout le monde peut réussir. Il faut que les jeunes musiciennes développent leur autonomie artistique. Qu’elles se blindent de diplômes, qu’elles maîtrisent le maximum d’instruments et qu’elles sachent composer. Il ne faut pas seulement être chanteuse, il faut pouvoir s’imposer sur le plan artistique dans le monde professionnel.

En février dernier, la chanteuse et compositrice Juliette Armanet a remporté le prix de l’album révélation aux Victoires de la Musique 2018. Est-ce justement un espoir pour toutes les nouvelles générations d’artistes et musiciennes ?

C’est le signe d’un changement pour plus de mixité. Cette année, 46 festivals de musique dans le monde viennent d’ailleurs de s’engager à une programmation paritaire et la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, vient de présenter son plan pour l’égalité femmes-hommes dans la culture. Des sanctions vont enfin tomber, ce qui fait que les maisons de disques qui ont peu de femmes dans leur catalogue vont enfin développer des carrières d’artistes femmes. Des musiciennes talentueuses il y en a toujours eu, mais pour faire carrière dans ce milieu ce qui compte c’est aussi le nombre de gens qui investissent sur votre projet et la compétence de votre entourage. C’est tout aussi déterminant.

Après, il ne faut pas que les femmes en tête d’affiche soient l’arbre qui cachent la forêt ! La parité sur un plateau, c’est aussi de voir combien de femmes sont techniciennes ou instrumentistes.

Justement, le choix de l’instrument est souvent sexué et il est rare de voir une femme à la batterie dans les concerts de musiques actuelles ou de jazz…

Cela fait partie des préconisations d’HF en faveur de l’enseignement des musiques actuelles. Les découvertes instrumentales doivent être généralisées.

Il n’y a pas d’instrument qui soit masculin ou féminin, c’est un cliché à enlever de la tête des parents. Les petites filles au piano et au violon et les petits garçons à la trompette et à la batterie ce n’est plus possible !

Désexuer les instruments dès l’éveil musical c’est garantir pour ceux qui feront le choix de la musique dans leur orientation professionnelle de travailler ensuite dans une vraie mixité. De jouer et de collaborer ensemble dans une camaraderie saine et active.

Ronan Ynard, premier YouTubeur théâtre

« Bonjour à tous, nous sommes le 15 septembre, il est presque 19h, le marathon Jan Fabre, de 24 heures, va bientôt commencer. [… ] Donc voilà j’ai pris des bananes, des gâteaux, de l’eau… Du dentifrice, j’ai pris du dentifrice ! ».

Face à sa caméra virevoltante, à quelques pas du grand hall de La Villette à Paris, Ronan Ynard filme son expérience de spectateur pour sa chaîne YouTube.

Sur cette vidéo visionnée plus de 3 000 fois, Ronan réalise un vlog (contraction de blog et de vidéo) sur les 24 heures qu’il a passé face à la performance du metteur en scène Jan Fabre, Mount Olympus en septembre 2017. Impressions heure par heure, extraits du spectacle et critique finale in situ, Ronan Ynard entraîne l’internaute au plus près de cette représentation hors normes.

Vlogs, critiques et FAQ théâtrales 

Sur sa chaîne YouTube, le vidéaste de 26 ans compile 1 300 abonnés et une centaine de vidéos où des vlogs de critiques théâtrales à Paris ou au Festival d’Avignon croisent des entretiens avec des metteurs en scène de renom comme Vincent Macaigne, Thomas Jolly ou Olivier Py. On y trouve même des « FAQ » (foire aux questions) plus coutumières aux YouTubeuses beauté qu’aux critiques dramatiques. 

La chaîne de Ronan Ynard est la première du genre consacrée au théâtre. Et pour le jeune homme, choisir YouTube pour parler du sixième art n’a rien d’antinomique.

« J’ai commencé en regardant les vlogs d’EnjoyPhoenix et des critiques comme Le Fossoyeur de films et je me suis dit que c’était fou que personne ne parle de théâtre sur YouTube. »

Rien ne prédestinait pourtant ce spectateur chevronné à lancer un jour la première chaîne YouTube française dédiée aux pépites des saisons théâtrales. C’est en s’inscrivant, après un début de DUT en génie biologique, en licence d’études théâtrales à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 que Ronan découvre le théâtre contemporain, à l’âge de 19 ans.

« J’ai grandi à Vichy, en Auvergne et j’allais au théâtre une fois par an. Pour moi, le théâtre c’était le boulevard, des dorures et du velours. Avec l’Université Paris 3, j’ai découvert un autre monde. J’ai trouvé ça incroyable ce qui se passait sur scène, la multiplicité des histoires que l’on pouvait raconter sur un plateau. Je n’ai plus jamais lâché»

Gagner sa légitimité  

Désormais diplômé d’un master d’études théâtrales de l’Université Paris 3 – et après avoir soutenu un mémoire intitulé «  fonction et archétypes du personnage de drag-queen dans les comédies musicales de Broadway  » – Ronan Ynard s’est décidé à se lancer en tant que critique sur YouTube. 

« Au début, les attachés de presse ne me prenaient pas vraiment au sérieux quand je leur demandais des places de théâtre pour ma chaîne. Certains ne savaient même pas ce qu’étaient un vlog !. Mais, au fur et à mesure, j’ai fini par gagner en légitimité et aujourd’hui, je ne compte plus les mails d’invitations que je reçois chaque jour ».

 Il faut dire que son activité de critique YouTube lui demande un temps considérable. Malgré le ton très spontané qui fait sa marque de fabrique, Ronan Ynard prépare méthodiquement chacune de ses critiques et passe ensuite plusieurs heures à monter et diffuser son travail sur les réseaux sociaux.

Sans parler des nombreux tournages où le YouTubeur est resté de longues minutes campé devant les facades des théâtres, à chercher la formule finale la plus percutante après la représentation.  « Pour le moment, je ne vis absolument pas de ma chaîne YouTube », explique le vidéaste lauréat de la bourse d’été 2017 du Syndicat de la critique pour sa couverture du Festival d’Avignon. Mais ce serait un rêve de pouvoir un jour en faire mon métier ».

« Il faut arrêter de se dire que le théâtre est trop sérieux pour être léger »

Car si le monde théâtral a mis du temps à s’ouvrir aux nouvelles technologies en matière de communication, Ronan Ynard est persuadé que la diffusion du théâtre auprès des jeunes générations se joue en ligne :

« Il faut arrêter de se dire que le théâtre est trop sérieux pour être léger, s’exclame t-il. Avec YouTube, je montre aux gens qu’on peut pousser la porte d’un théâtre, que c’est accessible à tous et que c’est simple. Quand j’ai commencé mes vidéos, je filmais mes pieds, la façon dont j’étais habillé pour montrer qu’il n’y avait rien de cérémonieux à aller voir un spectacle ».

Et cette démocratisation des arts de la scène fait mouche : près de 75% des abonnés de Ronan ont moins de 34 ans.

« Je reçois des messages d’adolescents de 15 ans, qui vivent loin des théâtres parisiens et qui me remercient car ils ne connaissent personne avec qui parler de leur passion. Au fond, je filme les vidéos que j’aurai eu envie de voir ».   

« Tu prends combien ? » De jeunes comédiennes et musiciennes racontent les ravages du sexisme dans les milieux artistiques

Extrait du film d’Emma sur le non-consentement, « T’as vu comment tu me regardes ? »

« Dès les premières semaines de cours, j’ai vite compris que ça n’irait pas. » Mathilde* (à la demande des intéressées, les prénoms suivis d’une * ont été modifiés), étudiante comédienne, 25 ans. Elle n’en avait que 21 le jour de son premier cours de théâtre dans un conservatoire à rayonnement régional. Le professeur leur a proposé « l’exercice des 1, 2, 3 ». A l’énoncé d’un de ces chiffres, les étudiants devaient effectuer des actions telle que « s’embrasser, enlever un vêtement… ». « Des garçons ont fini complètement nus et les filles ont tout fait pour éviter que ça arrive », raconte Mathilde. Dans les trois mois qui suivent, le malaise s’installe.

« Le professeur s’adressait très différemment aux garçons et aux filles. Il nous appelait ma chérie, ma blonde”, ma puce. Il nous faisait jouer des scènes où nous incarnions des prostituées, des scènes très sexualisées. Il disait on la refait pour le plaisir ! ou tu aimes ça ? Ton copain ne te fait pas ça chez toi ?. C’était épuisant, on avait l’impression d’être des bouts de viande et on avait peur d’aller au plateau. »

Mathilde et ses camarades décident d’alerter le directeur de l’établissement. Le professeur ne leur fera finalement plus cours, mais continuera d’enseigner à une autre classe, composée d’élèves mineurs. « Lors de leur spectacle de fin d’année, les filles jouaient des prostituées », se souvient amèrement Mathilde.

« Mon métier ce n’est pas d’être sexy, pas d’être glamour. Mon métier c’est de créer de l’émotion »déclarait récemment la comédienne Sara Forestier. Une affirmation souvent à mille lieues du quotidien des étudiantes et jeunes professionnelles du spectacle vivant. Car, bien souvent, c’est à leur genre, à une vision stéréotypée de la féminité qu’elles sont ramenées, en deçà de leur talent ou de leur singularité.

Dans ces milieux où le réseau est indispensable à l’avancée de la carrière, où la société de l’image s’impose sans concession, les rapports de pouvoir sont exacerbés, les frontières poreuses. Alors que l’affaire Weinstein a fait trembler l’industrie cinématographique hollywoodienne, que le hashtag #balancetonporc a contribué à libérer la parole en France, de jeunes comédiennes, metteuses en scène ou instrumentistes ont accepté de témoigner, de se souvenir, de raconter. Pour rendre compte d’une oppression systémique, d’une violence parfois inouïe. Et proposer des actes de résistance.

« Mets une robe ; sois jolie » 

C’est à l’école que tout commence. Des petites phrases qui viennent ébranler une estime de soi en construction, des réflexions qui laissent souvent sans voix, une succession de mots qui, insidieusement, s’immiscent et viennent à jamais marquer une future vie professionnelle. Il y a Clémence qui, à la suite d’un examen dans une école de comédie musicale s’entend dire « Tu prends combien ? » par un des membres du jury, alors qu’elle présente une scène de Xavier Durringer où elle incarne une prostituée.

Julie*, 23 ans qui se fait complimenter sur Facebook sur son physique par des directeurs d’écoles de théâtre privées. Marguerite* à qui son enseignant de contrebasse dans un conservatoire parisien a susurré : « Ah ! Si j’étais jeune ! » Ou encore, Anna* à qui l’on a prodigué de singuliers conseils : 

« Au sortir d’une représentation à Paris, un de mes anciens profs est venu me voir. Il m’a dit tu joues mieux que l’autre fille, mais je l’aurai choisie elle [dans un contexte professionnel NDR], parce qu’elle m’a fait bander et pas toi. C’était violent. »

Une confusion permanente entre le travail d’interprète de l’élève artiste et l’image qu’elle est sommée de renvoyer, reflet du désir et de l’hyper-sexualisation. « Il faut se mettre en valeur. C’est une réflexion qui revient régulièrement dans la bouche des profs, y compris des profs femmes », renchérit Margo*, 24 ans, passée par le conservatoire du VIe arrondissement de Paris.

« Certes c’est un métier de l’apparence et du corps, mais ça reste une vision très stéréotypée : Mets une robe ; sois jolie… une de mes amies s’était coupé les cheveux très courts et la prof lui a dit de faire attention à sa féminité. »

Les jeunes actrices racontent être souvent cantonnées à un archétype du féminin – séducteur, soumis, aguicheur – jusque dans les rôles du répertoire que leurs enseignants leur font travailler.

« Je ne connaissais rien au théâtre, se souvient Emma, 22 ans, en se remémorant ses débuts dans un conservatoire régional. J’en avais une image faussée, comme quoi il fallait se lâcher, dépasser ses limites pour avoir des rôles. J’avais 18 ans et on ne me faisait jouer que des rôles très sexualisés : un sketch avec un mec qui me parlait de mon cul, par exemple. Je me disais que ça devait forcément se passer comme ça, qu’il fallait que je me fasse au truc. »

« T’as pas compris dans quel milieu tu voulais travailler »

Se faire « au truc »… jusqu’à l’irréparable. Emma en a fait les frais : « J’avais dix-huit ans, je venais de décrocher un casting pour un long-métrage. J’avais des étoiles plein les yeux. Pour moi, c’était incroyable ! » Le réalisateur informe Emma que le tournage du film comprend une scène de nu. « J’en ai parlé à mes parents, j’ai réfléchi et j’ai accepté », raconte la jeune femme. Le réalisateur la convoque à un casting, à son domicile. Il explique à Emma qu’elle est trop jeune pour ce genre de rôle. Emma finit par approuver. « Au moment où j’allais partir, il me demande tout de même de “tester la scène de nu” : “Une comédienne doit apprendre à se surpasser, m’a-t-il dit. » Emma, tétanisée, obtempère.  Il se met à la « tripoter » « Quand je suis allée porter plainte, les flics m’ont dit que je n’avais qu’à pas faire des films. »

Cet implacable jeu de pouvoir, cette ambiguïté du corps perçu comme objet de désir et non comme instrument d’expression artistique, cette peur de paraître trop timorée, Anna* l’a aussi connue. En cherchant un agent artistique, l’actrice, alors âgée de 22 ans, tombe sur un professionnel d’une agence parisienne qui, dès le premier entretien, l’incite « à montrer » qu’elle « en veut », lui reproche sa « timidité ». Anna lui envoie alors des photos de nu artistique qu’elle a réalisé avec un photographe pour lequel elle pose comme modèle. « La plus grosse connerie de ma vie », se souvient-elle. « Je voulais lui montrer que je n’étais pas si réservée que cela, que je n’avais pas de problème à travailler avec mon corps, si c’était justifié. »

L’agent la rappelle sur le champ et la convoque à un nouvel entretien, l’entraîne dans les toilettes et la force à le masturber. La jeune femme se débat et se refuse à lui. « T’as pas compris dans quel milieu tu voulais travailler », lui rétorque t-il. Lorsque Anna tente de dénoncer ce comportement à l’agence artistique, la responsable diffuse les photos d’Anna nue à l’ensemble de sa troupe de théâtre. Arguant que la jeune comédienne aurait séduit leur employé en lui transmettant des photographies dénudée. Anna, traumatisée, abandonne ses cours de théâtre durant six mois. Elle n’aura jamais d’agent artistique et ne fera pas de cinéma.

« Si tu veux avoir une bonne carrière, il faut la boucler de temps en temps »

Se couper des réseaux. Etre blacklistée. C’est là la plus grande peur de ces jeunes artistes, qui préfèrent parfois se taire plutôt que de sacrifier des années de travail acharné. « Pour être intégrée, il vaut mieux faire oublier qu’on est une femme », souligne ironiquement Charlotte*. Cette jeune musicienne est inscrite dans une spécialité au conservatoire national supérieur de musique de Paris, où les femmes se comptent sur les doigts de la main. Une donnée qu’on ne manque pas de lui faire remarquer.

« C’est constant et ça passe par l’humour – un enseignant m’a demandé en plein cours si j’avalais”. Et si on ne rit pas aux blagues, on est immédiatement cataloguée comme pas sympa ou coincée. Or être sympa c’est cinquante pour cent du métier si on veut décrocher des contrats et être rappelée. »

Dans un univers où la frontière entre vie privée et vie professionnelle est « très floue », Charlotte reste sur ses gardes. « Quand on travaille ça va, mais c’est en soirée qu’il y a des dérapages ». La main d’un enseignant s’est ainsi retrouvé sur ses fesses, lors d’une soirée arrosée. Si elle en parle avec ses amis musiciens qui la soutiennent, mais Charlotte préfère ne pas engager de polémique :« Si on répond, ça va être encore pire. »

« On m’a déjà dit : “Tu sais si tu veux avoir une bonne carrière, il faut la boucler de temps en temps” », déplore Sacha*, 27 ans. Cette violoncelliste a tenté de lutter contre le sexisme lors de son entrée dans la vie professionnelle. Remplaçante dans un groupe de jazz, la jeune femme a supporté sans broncher des réflexions sur son décolleté et autres « réflexions paternalistes » de la part de son employeur – un musicien renommé.

« Un soir de tournée, je suis entrée dans sa chambre d’hôtel pour demander du dentifrice. Il faisait la fête avec les musiciens. J’étais en pyjama et ils étaient ivres. Des plaisanteries ont fusé : “A poil !”, “enlève-le tu seras plus jolie”. Ça a été la goutte d’eau, je suis retournée dans ma chambre et j’ai pleuré toute la nuit. » 

Et lorsque Sacha a fait savoir à son employeur que cette attitude l’avait blessée, il ne « lui a plus adressé la parole ». « Il ne m’a plus rappelée pour des concerts. Je l’appelais tous les jours pour avoir des explications, il ne répondait pas. On m’a rapporté qu’il disait que j’étais hystérique, qu’il était impossible de travailler avec moi. »

« Je ne veux surtout pas que mes élèves pensent qu’il faut se foutre à poil pour réussir »

Un an et demi plus tard, Sacha s’est doucement remise de cette épreuve. Quand les premiers témoignages ont commencé à déferler, suite à l’affaire Weinstein, la violoncelliste s’est réjouie. « La parole est en train de s’ouvrir, constate t-elle. Le système commence à être remis en question. Et surtout on a des mots précis à mettre sur des attitudes précises, et ça change tout. De pouvoir décrire. J’espère que ça va faciliter la prise de conscience. »

Pour Emma, le geste artistique a fait suite au silence, catalyseur des anciennes blessures. L’ancienne apprentie comédienne est devenue élève réalisatrice. Elle a réalisé un court-métrage, T’as vu comme tu me regardes ?, réalisé en avril 2016 et visionné près de 160 000 fois sur YouTube, mettant en scène la violence du non-consentement. « En tant que réalisatrice, je fais très attention au regard que je porte sur les acteurs et les actrices. Je ne veux surtout pas qu’ils fassent des choses qu’ils n’ont pas envie de faire. On est une nouvelle génération et on doit penser les choses autrement. »

Un passage de relais que soutient Charlotte. Si la musicienne se dit « assez pessimiste » quant à l’évolution des mentalités dans la musique classique, elle affirme « être très fière de son parcours » : « D’une génération à l’autre on a besoin de modèles, et je veux montrer aux plus jeunes que c’est possible d’arriver au plus haut niveau. »

De son coté, Anna a pris sa revanche, en mettant en scène. Elle vient de signer son premier projet professionnel, récompensé par un prix prestigieux.

« Je commence également à enseigner et je porte une grande attention à ce que peuvent vivre mes élèves.
Je ne veux surtout pas qu’elles pensent qu’il faut se foutre à poil pour réussir. »

 

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