
« Attention à ta levée de poignet ! Montre davantage à l’orchestre ce que tu veux, sois plus précis ! ».
« Jordan, chante avec l’orchestre !
Il faut que tu chantes avec eux »
Les yeux d’Alain Altinoglu, chef d’orchestre et enseignant au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSM) sont rivés sur les poignets de Jordan Gudefin. D’une impulsion du bras droit ou d’un tressaillement de la main gauche, l’apprenti chef d’orchestre, baskets jaunes au pieds et chemise sombre, conduit l’interprétation de la Tragédie de Salomé, de Florent Schmitt, par une vingtaine de jeunes musiciens.
Au moins une fois par mois, les élèves de la classe de direction d’orchestre d’Alain Altinoglu s’exercent in situ, et découvrent une oeuvre du répertoire. Pour la Tragédie de Salomé, ils ont trois jours et demi de répétitions avant de se produire en public. Un temps de travail relativement long pour ces étudiants, qui viennent de France, de Russie et de Biélorussie. Les professionnels ont souvent deux jours pour se mettre au diapason avec un orchestre inconnu.
Dans la salle de concert du CNSM, la concentration est intense. Les six futurs maestros, assis sur les gradins, déchiffrent à voix haute les partitions et s’exercent inlassablement, brandissant leurs baguettes. Durant une vingtaine de minutes, ils vont se retrouver seuls face à l’orchestre des lauréats du Conservatoire, maitres du temps et de l’espace musical.
C’est l’une des dernières fois où Jordan Gudefin, originaire de Bourgogne, dirige en tant qu’élève. Dans quelques mois, il achèvera sa cinquième année au CNSM et sera propulsé dans le monde professionnel. A quoi rêvent les jeunes chefs d’orchestre ? C’est la question qui a conduit, en filigrane, notre entretien avec Jordan Gudefin.
Jordan Gudefin, 28 ans

J’ai passé le concours du CNSM [environ une quarantaine de candidats chaque année, pour une à trois places ndr] alors que j’étais en percussions au conservatoire de Strasbourg. Je me suis dis que si je l’avais, je serais chef d’orchestre, sinon je ferais autre chose. Cet état d’esprit correspond bien à ma personnalité.
Au dernier tour du concours, on se retrouve face à un orchestre. J’avais alors très peu d’expérience de direction. Je ne saurai pas trop dire ce que j’ai fait, mais je crois que quelque chose s’est passé, puisque ça a marché !
Diriger
Durant ma scolarité au CNSM, j’ai beaucoup réfléchi au métier que j’apprends et à la façon de l’apprendre. Etre chef d’orchestre, ce n’est surtout pas être un dictateur. C’est être le gardien de l’homogénéité. C’est être capable de s’intégrer dans une vie de groupe, avec ses difficulté et ses atouts, pour amener les gens à être ensemble. Je n’aime pas trop ce mot de « chef » que nous utilisons en français. En italien ou en anglais on dit, littéralement, un « conducteur ».
Lorsque vous levez un bras et que tout l’orchestre se met à jouer, c’est grisant, ce sont des sensations corporelles impressionnantes. En ce moment je ne travaille pas avec une baguette. Vous savez, si on utilise une baguette, c’est parce que les musiciens de l’orchestre nous voient de loin. La baguette permet un prolongement, une amplification du geste.
Comme on est une petite formation pour Salomé, je dirige sans baguette. J’aime expérimenter. Parfois, j’ai la sensation de toucher la matière musicale.
Être face à un orchestre c’est beaucoup de pression. ll faut être dans le pur présent, savoir quoi dire aux musiciens ou exactement quoi faire au bon moment. Je fais du sport, de la course à pied pour décompresser.
Croire en soi
Je sors du Conservatoire dans quelques mois. J’ai déjà des pistes : je suis chef assistant à l’Orchestre Français des Jeunes et j’ai une commande à l’Orchestre de Normandie que je vais diriger. Je vais aussi préparer des concours internationaux. Les concours ce sont de gros tremplins mais c’est dangereux, on peut se brûler les ailes.
Si j’ai le droit de rêver ? Alors devenir directeur musical : être invité à droite à gauche, toutes les deux ou trois semaines pour jouer dans un orchestre différent, voir le monde ! Et un conseil pour y arriver ? Croire en soi, « never give up ! ». Le jour où l’on s’arrête de croire en soi, c’est fini, on ne peut plus diriger.
S’engager
Dans notre classe, nous ne sommes que des hommes en ce moment. La seule femme a dû suspendre ses études car elle ne maitrise pas assez bien le français. J’espère qu’elle va s’accrocher et revenir, elle a un talent fou.
Pour moi la direction d’orchestre n’est pas un métier masculin, je ne sais pas ce que c’est, un métier masculin. Seules les compétences comptent. L’année dernière, nous avons été dirigés par Susanna Mälkki. Je ne me suis dit à aucun moment « c’est une femme » : elle était comme n’importe quel autre des chefs d’orchestre invités, elle était compétente.
Ce qui est très important pour moi, aussi, c’est d’aller chercher de nouveaux publics. Sinon, la musique classique meurt un peu. Je suis boursier, j’ai suivi ma scolarité gratuitement et j’ai la sensation d’avoir des responsabilités, de devoir rendre un peu de ce qu’on m’a donné. Avec des amis, nous avons fondé La Cordée, un ensemble à cordes et un ensemble vocal avec lequel nous voulons faire des concerts partout : dans les hôpitaux, les maisons de retraite, dans les écoles…
ll faut être dans le monde. C’est peut-être ça, un des nouveaux sens du métier de chef d’orchestre.